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peut-être cette journée d’horreur et de perdition, le jour sans jugement, quand le cri éternel du vieux Manlius, numerate quanti estis et quot sunt, retentira encore une fois dans les cœurs et quand des millions d’hommes s’étonneront d’avoir si longtemps subi la loi de quelques centaines de leurs semblables? Ici l’intrépidité extrême du pilote constituerait le plus grand des périls, et la prévoyance trop inquiète du danger, reprochée par ses adversaires à sir Robert Peel, devient la qualité de salut. — Henri IV disait qu’à la guerre il ne fallait songer qu’à la défaite avant le combat, qu’à la victoire durant la rencontre. En est-il autrement dans la politique intime des peuples? C’est avant les premiers indices de la lutte qu’il importe d’en mesurer et d’en conjurer les périls : le combat survenu, il ne restera plus qu’à combattre. Telle était la devise secrète de sir Robert Peel. Ni les séductions des biens de ce monde dont il était comblé, ni l’ardeur des luttes parlementaires, ni les soucis écrasans du gouvernement, ni le spectacle du repos et de la prospérité publiques, jamais mieux assurés que sous ses auspices, ne suffisaient pour détourner ses regards du problème permanent et du danger suprême, — les souffrances des classes déshéritées. L’enfant gâté de la fortune n’avait point de préoccupation plus persistante que l’infortune du grand nombre de ses semblables. Comment la soulager? comment y remédier? comment enlever tout grief, tout prétexte possible à leur révolte contre leur destinée? comment maintenir, développer encore cette intime union et cette confiance réciproque des diverses classes qui font le salut et la puissance de l’Angleterre? La même pensée se retrouve dans tous les actes politiques de sir Robert Peel : elle inspirait toutes ses combinaisons économiques et financières; elle reparaissait dans tous ses entretiens confidentiels ; elle alimentait visiblement ses profondes méditations, soit durant ses longues veillées parlementaires, soit dans sa sombre bibliothèque de Londres, soit dans ses promenades solennelles à Drayton Manor. C’est à elle que, dans la force de l’âge, il a volontairement sacrifié la plus éclatante carrière. Longtemps l’Angleterre l’admirera sans tout à fait le comprendre; mais peu à peu la lumière se fera. A travers toutes les injustices de l’esprit de parti, le cœur du pays répondra au cœur du plus prévoyant, du plus dévoué de ses enfans, et, sur un piédestal à peine moins élevé, la statue de Peel s’élèvera auprès de la statue de Pitt.


Cte DE JARNAC.