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pas les seuls dans l’histoire des idées à soutenir ces doctrines extrêmes. Il y a eu des jansénistes, sous telle forme ou telle autre, dans tous les temps où des héros de la vie morale ont voulu protester contre l’abaissement des croyances et le relâchement des mœurs. L’antiquité a eu ses jansénistes comme la société chrétienne. Épictète défend au sage de rire ; pourquoi ? Est-ce donc que le rire en lui-même est chose mauvaise ? Non, c’est qu’en donnant une habitude de frivolité, il peut être, en bien des cas, une occasion de péril et de chute. La permission de rire quand le rire est innocent, c’est l’opinion probable ; l’interdiction de rire, c’est l’opinion sûre. Voilà un janséniste du monde païen. Les jansénistes du monde chrétien appliquent cette doctrine avec une telle force, une telle âpreté, une telle rigueur d’enchaînement, que ce noir réseau, enveloppant toutes choses, assombrit le ciel et la terre. Ces mots mêmes : l’opinion sûre, l’opinion la plus sûre, nous représentent l’humanité sous le coup d’une perpétuelle menace, sous le joug d’une puissance terrible et irritée. Ce n’est plus l’amour qui nous invite au bien, c’est la peur qui nous y pousse. Vous vous mariez ? Fort bien ; s’il y a une opinion probabilis, probabilior, probabilissima, c’est bien celle qui permet le mariage ; il serait plus sûr pourtant de faire vœu de chasteté et d’embrasser la vie du cloître. Vous cultivez les arts, vous aimez la poésie, vous prenez intérêt aux destinées politiques de la cité ? Fort bien, l’opinion qui permet tout cela est certes une opinion probable ; prenez garde pourtant : l’opinion contraire est plus sûre. Plus sûre ! Toujours l’idée du dieu jaloux, du dieu tyran, toujours ce φθόνος τῶν θεῶν dont parle Hérodote !

Contre de telles gens, quant à moi je réclame.
Ils ôtent à nos cœurs le principal ressort.
Ils font cesser de vivre avant que l’on soit mort.

Cependant, si Épictète et les stoïciens, si Pascal et les jansénistes ont imprimé à la loi morale ce caractère lugubre, l’erreur où sont tombées ces grandes âmes, il faut bien le reconnaître, a eu pour principe un héroïque élan de moralité. Les stoïciens protestaient contre les disciples d’Épicure, les jansénistes protestaient contre les casuistes complaisans. Ces casuistes complaisans étaient ceux qui, permettant de choisir entre les opinions probables, détruisaient par là même l’idée du devoir. Il n’y a pas à choisir, dit la voix de la conscience, confirmée par la philosophie comme par la théologie ; entre diverses opinions probables, il y en a toujours une plus probable que les autres, c’est celle-là qu’il faut suivre. Une conscience droite ne saurait hésiter. Ce n’est pas même assez de la suivre, on est tenu de la chercher ; s’il y a doute, on est tenu d’éclaircir le doute, de peser, de comparer, afin de pouvoir se dire : le devoir est