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et, dans l’enthousiasme de sa découverte, persuadé que la vérité suprême est là, il prétend y subordonner toutes choses; il est donc systématique, par conséquent despotique. Le bon sens se contente de recueillir les vérités découvertes par le génie, de les approfondir, de les coordonner, de les concilier entre elles. Quelques-uns, ce sont les maîtres, doivent à un merveilleux privilège l’art d’unir les deux méthodes; à la hardiesse du génie, ils joignent la familiarité du sens commun. « Ils ont une théorie, mais ils ont plus d’idées que leur théorie n’en peut embrasser et ils ne la rejettent pas pour cela. » M. Janet a ce trait commun avec les philosophes qu’il caractérise de la sorte; lui aussi, bien qu’il ait une théorie très précise, il a plus d’idées que sa théorie n’en embrasse, et il ne paraît pas disposé à les rejeter. Qu’il reste fidèle à cette bonhomie dont il a parlé en termes si aimables, qu’il ressemble de plus en plus à ces penseurs capables des abstractions les plus hautes et qui pourtant « ne dédaignent rien, ni la sagesse de leurs prédécesseurs, ni celle des poètes, ni celle du peuple. » Les poètes, le peuple, c’est l’instinct, et que de choses la fécondité naïve de l’instinct peut fournir aux investigations subtiles de l’intellect!

Ce serait là une question digne des analyses de M. Paul Janet : quels sont les rapports de l’instinct et de l’intelligence dans la combinaison des systèmes philosophiques? Un jour, Diderot se chargea de l’article Leibniz pour l’Encyclopédie ; après avoir assemblé ses notes et tâché de mettre chaque chose à sa place, il entreprit de déployer comme dans un vaste sommaire l’enchaînement des principes qui composent la philosophie de l’illustre penseur. Émerveillé d’une telle richesse d’idées et comparant cet édifice idéal à d’autres constructions du même ordre, il écrivit cette phrase singulière : « s’il existait au-dessus de nos têtes une espèce d’êtres qui observât nos travaux, comme nous observons ceux des êtres qui rampent à nos pieds, avec quelle surprise n’aurait-elle pas vu ces quatre merveilleux insectes! » Ces quatre insectes vraiment extraordinaires, c’étaient Bayle, Descartes, Leibniz et Newton. Diderot regrette que des esprits de cette valeur ne puissent être appréciés comme ils méritent de l’être, et son regret se traduit ainsi : — Pourquoi n’y a-t-il pas au-dessus de l’homme, au-dessous de Dieu, des êtres qui soient en mesure d’étudier le cerveau, le cœur, l’âme de l’homme, au moment où le penseur est à l’œuvre? Comme ils seraient émerveillés de voir un Platon, un Aristote, un Descartes, un Leibniz, un Newton ! comme ils admireraient ces insectes prodigieux ! — L’image est vive et originale, mais la pensée est absolument fausse. Nous admirons, la loupe à la main, l’industrie de l’araignée qui tisse sa toile ou du ver à soie qui file sa quenouille; les êtres supérieurs évoqués un instant par le caprice de Diderot ne verraient rien dans