Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/417

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Sauvage et Cullen. Sauvage proposa de l’appeler alalie, mais ce terme resta inusité : c’est le mot aphasie qui a été consacré par l’usage; il est d’ailleurs formé correctement, et indique avec exactitude ce qu’il faut dire. Avec tous les auteurs modernes, nous nous servirons donc constamment du mot aphasie ; mais, comme on a confondu sous cette dénomination plusieurs affections de nature différente, il importe avant tout de préciser ce qu’est l’aphasie et quel sens relativement restreint il convient de lui donner.

Il y a dans la langue, les lèvres, le pharynx et le larynx des muscles nombreux qui servent à la parole et à l’émission des sons. Ce groupe d’organes, indispensables pour le langage, est quelquefois atteint par une maladie fort singulière qui détruit le tissu musculaire et le remplace par de la graisse. C’est une sorte de paralysie progressive produite par la mort des muscles. Les malades atteints de cette affection ne peuvent ni remuer les lèvres ou la langue, ni chanter, ni siffler, ni parler : bientôt ils ne peuvent plus boire ni manger, et ils finissent par mourir de faim. Quelquefois la paralysie, au lieu de rester limitée à ce groupe de muscles, gagne successivement les différens muscles du corps et tout mouvement devient impossible. Trousseau raconte dans ses Leçons cliniques l’histoire d’une dame atteinte de cette paralysie de la langue et des lèvres. D’abord elle ne pouvait pas parler et suppléait par des gestes et une mimique expressive à l’absence de la parole, puis, la paralysie envahissant graduellement tous ses membres, il ne lui resta plus qu’un doigt pour communiquer avec ses semblables, et c’est ainsi qu’elle indiquait sa volonté. Pourtant cette dame n’était pas aphasique : elle aurait parlé sans doute, si ses muscles avaient pu se mouvoir. Les organes extérieurs du langage étaient lésés, mais la faculté même du langage était intacte. S’il m’était permis d’employer une image vulgaire, je la comparerais à un pianiste qui jouerait sur un piano muet : il n’a pas oublié son art, et, quoiqu’il ne puisse faire entendre une note, il est toujours musicien. En un mot, chez les paralytiques la faculté de parler subsiste encore, tandis que chez les aphasiques elle est abolie.

Il ne faut pas ranger non plus parmi les aphasiques les aliénés qui restent quelquefois des mois et même des années sans prononcer une parole. L’obstination prodigieuse de ces malheureux leur fait mener à bien l’épreuve que Pythagore imposait à ses disciples; ils ne parlent pas, mais ils pourraient parler, s’ils le voulaient, et, pour continuer la comparaison précédente, on n’a pas le droit de dire d’un musicien qu’il ne sait pas la musique parce qu’il refuse d’exercer son talent, même si son entêtement devait durer plusieurs années. Nous exclurons aussi les sourds-muets; ceux-là en effet sont muets parce qu’ils sont sourds ; le langage d’un individu n’est que