Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/432

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

langage se souvenir du chêne qu’on a vu. Cette idée, pour exister, n’a pas besoin d’un mot : c’est une impression, une sensation qui persiste et que l’intelligence a conservée, grâce à la mémoire ; mais pour passer de l’idée particulière du chêne qu’on connaît à l’espèce chêne en général, il faut une image qui supplée à l’absence de réalité. Le type idéal du chêne n’existe pas : il existe des chênes et rien autre chose. Le travail de l’esprit, qui réunit les caractères individuels pour créer des espèces et des types, a besoin d’une forme matérielle, telle que le mot chêne : ce sera bien plus vrai encore pour le mot arbre, pour le mot végétal, pour le mot être. — Notre intelligence paraît ainsi faite que les choses matérielles agissent plus vivement sur elle que les choses abstraites. Le type chêne est une idée abstraite, le type arbre aussi, et pour que nous concevions ces deux idées, il faut une représentation matérielle. C’est le langage qui en donne les élémens. L’oiseau qui perche sur les arbres a sans doute la notion de l’objet qui lui sert de refuge, mais il ne peut pas faire de cette idée une idée générale, un groupement de formes caractéristiques dont l’ensemble est le type arbre.

Si maintenant nous passons de l’intelligence humaine isolée à la collectivité des intelligences, nous pourrons mieux encore comprendre l’utilité immense du langage. Il existe des animaux vivant en société et privés de parole, mais l’instinct seul les dirige. Tout progrès serait impossible, si les hommes étaient sans langage ; les sociétés humaines ne seraient qu’une assemblée d’êtres stationnaires doués d’instincts plus ou moins perfectionnés, à peu près comme les castors ou les abeilles. Les notions qu’une pénible expérience leur a données ne pourraient servir à leurs descendans ; privée de langage, l’humanité serait semblable à Sisyphe qui remue éternellement son rocher, elle s’agiterait stérilement dans le même cercle.

Il faut donc considérer le langage articulé comme une des facultés les plus hautes de l’intelligence humaine. Nous avons vu dans le cours de cette étude comment cette faculté pouvait être frappée isolément ; l’observation minutieuse de l’intelligence des aphasiques nous a permis de distinguer les élémens intellectuels nécessaires pour l’exercice régulier de la parole, la mémoire spéciale du langage, l’agencement des mots, l’automatisme verbal et l’intelligence. Nous avons vu aussi qu’une lésion cérébrale amenait des troubles de la pensée, et que l’étude de cette lésion permettait de comprendre dans une certaine mesure le mode de fonctionnement de la pensée. Malheureusement les médecins seuls ont étudié l’aphasie. Peut-être les philosophes qui s’adonnent à la psychologie trouveraient-ils là un de ces moyens d’analyse que l’expérience fournit si souvent aux naturalistes et que nulle spéculation métaphysique ne saurait remplacer.


CHARLES RICHET.