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les paysans un grand nombre de ces cantilènes héroïques; on se mit à les recueillir et à les publier. De 1852 à 1856, Sreznevski éditait des bylines qui se chantaient dans les gouvernemens d’Olonetz, de Tomsk et d’Arkhangel. Dans les quinze dernières années, ce mouvement a pris un remarquable développement. Nous n’avons cité en tête de cette étude que les collections les plus considérables et les plus récentes. Le texte de ces vieilles poésies soulevait naturellement une infinité de questions mythologiques, historiques, littéraires, qui ont donné lieu à de nombreux travaux, parmi lesquels il faut citer ceux de MM. Afanasief (les Idées poétiques des Slaves sur la nature), Bezsonof, Bouslaef[1]. Tandis que M. Maïkof cherchait à déterminer dans ces cantilènes la part de la réalité historique, d’autres en poursuivaient l’explication mythique; M. Stasof trouvait dans les poésies héroïques de l’Hindoustan et des races touraniennes des points de comparaison avec les poésies russes; M. Polévoï se tournait de préférence vers l’épopée germanique. Plus récemment M. Oreste Miller, dans un ouvrage vraiment capital, a pris à partie la mythologie comme l’histoire, et les poèmes de l’Orient comme ceux de l’Occident. Il y a surtout plaisir pour nous à constater quelle connaissance profonde a M. Miller de nos travaux français : les noms de MM. Littré, Gaston Paris, Léon Gautier, Du Méril, reviennent constamment dans ces brillantes discussions.

Pour avoir une idée de l’ardeur qu’apportent les savans russes à l’étude de ces antiquités nationales, il faut suivre Hilferding, en juin 1871, dans ses explorations à travers les sauvages régions de l’Onéga. « Il y avait longtemps, écrit-il, que je me proposais de visiter notre pays septentrional; je voulais voir ces populations qui en sont encore à la période de la lutte primitive contre les rigueurs de la nature ennemie. Ce qui m’attirait surtout dans le gouvernement d’Olonetz, c’était le désir d’entendre au moins un de ces admirables rhapsodes qu’y a trouvés Rybnikof ; mais, considérant que le recueil de M. Rybnikof est le fruit d’un séjour de plusieurs années dans le pays et que moi-même je ne disposais que de deux mois seulement, je n’imaginais pas d’abord pouvoir rien y faire de sérieux. Je ne voulais que me donner la satisfaction personnelle de voir quelques chanteurs de bylines. Un hasard heureux amena bientôt le touriste à devenir un collectionneur. » Ce hasard heureux, c’est la rencontre du rhapsode populaire Jef Érémief. Hilferding est tout surpris de lui entendre débiter une pièce de vers, la plus complète et la plus archaïque qu’il eût encore trouvée, sur la Circé russe, Marina. Jef Érémief était un schismatique, un raskolnik, et jusqu’alors on avait cru que les raskolniks ne chantaient pas de bylines.

  1. En Angleterre, mentionnons le curieux livre de M. Ralston, the Songs of the Russian People, Londres 1872.