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en effet le trouble extrême dans lequel vécut cette société à partir des invasions germaniques. L’entrée des Germains en Gaule n’avait pas été précisément une conquête, mais elle avait été un immense désordre. Ce flot d’étrangers avides qui s’étaient répandus sur toutes les parties du territoire avait mis la confusion dans les intérêts et les relations sociales en même temps que dans les idées et dans les consciences. Les nouveau-venus n’étaient ni meilleurs ni plus mauvais que les anciens habitans ; seulement ils avaient d’autres vertus et d’autres vices, d’autres habitudes, un autre langage, une autre manière de penser sur presque toutes choses. Ils avaient surtout des intérêts à satisfaire, des convoitises à assouvir. Si ce débordement d’étrangers s’était opéré d’un seul coup et en une fois, la vie sociale aurait bientôt repris son cours régulier; mais cette sorte d’invasion dura quatre siècles. Ce fut une immigration incessante et continue durant quinze générations d’hommes. La sécurité des droits individuels et la régularité des rapports sociaux ne purent tenir contre cette affluence d’intérêts toujours nouveaux, de cupidités toujours renaissantes.

Devant des difficultés de cette nature et de cette persistance, la royauté fut incapable de maintenir l’ordre. Elle manquait autant d’autorité morale que de force matérielle. Le trait caractéristique de la dynastie mérovingienne est de n’avoir jamais été obéie. Un jour qu’une armée avait été honteusement mise en déroute et n’avait su que piller son propre pays, les chefs appelés devant le roi se justifièrent en ces termes : « Que voulez-vous que nous fassions ? Le peuple s’abandonne à toute sorte de vices et tous se complaisent dans le mal; nul ne craint le roi, nul ne respecte les officiers royaux; si quelqu’un de nous veut punir les fautes, on s’insurge. » Une autre fois, le chroniqueur raconte qu’il s’éleva une guerre civile entre des Francs de la ville de Tournai; deux beaux-frères s’étant pris de querelle, eux et leur suite se massacrèrent si bien que des deux troupes il ne resta qu’un seul homme vivant ; les parens des deux hommes en vinrent aux mains à leur tour. Ni les lois, ni la justice, ni l’autorité royale, n’eurent la force de mettre fin à cette querelle; la reine Frédégonde ne vit qu’un moyen de l’étouffer, ce fut d’inviter à un repas ce qu’il restait des deux familles et d’égorger tout. Les chroniques du temps sont pleines de faits semblables. Ici c’est un habitant de Soissons qui à la tête de ses fidèles met le feu à un quartier de la ville; là c’est la troupe d’un évêque qui livre bataille à la troupe d’un laïque. Chaque fois que Frédégaire mentionne la tenue d’un plaid royal, c’est pour raconter la lutte à main armée de deux chefs de bandes en présence du roi, qui ne peut pas les séparer. La faiblesse de cette royauté était manifeste, elle ne pouvait pas assurer la paix publique.