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de contrats individuels. Chaque homme a pu choisir entre l’indépendance et le vasselage[1]. Les chroniques n’offrent pas un seul exemple d’une province où les hommes aient été réduits à l’état de vassaux par la force. On voit bien qu’ils auraient préféré rester libres et propriétaires : il n’est pas douteux qu’ils n’eussent souhaité la protection sans la dépendance; mais ce fut toujours en vertu d’un acte de volonté personnelle que chacun d’eux, après avoir tout calculé, se fit vassal et sujet. Cette sujétion s’établit par contrat régulier; ce fut un véritable marché par lequel l’un vendait sa protection, l’autre vendait son obéissance.

Le contrat était personnel et n’engageait jamais les héritiers des contractans; il était rompu par la mort de l’une ou de l’autre des deux parties. La liberté du choix reparaissait donc à chaque génération. S’il s’était trouvé depuis le VIe siècle jusqu’au XIe un seul moment où la majorité des hommes eût intérêt à ressaisir sa liberté, elle pouvait la reprendre. Il se trouva au contraire que le désordre alla grandissant de siècle en siècle. Le plus ardent désir des hommes ne fut pas d’être libres, ce fut de vivre en sûreté. Représentons-nous un petit propriétaire de ce temps-là : son champ est assez grand pour lui suffire, il y vivrait à l’aise; mais, isolé qu’il est et mal protégé par l’autorité publique, il ne saurait se défendre contre la violence et la cupidité. Il voit qu’à côté de lui un grand propriétaire, homme riche, bien armé, entouré de nombreux serviteurs, sait repousser les attaques, et que sur ce domaine on laboure et on récolte avec quelque sécurité. Comment ne lui viendrait-il pas à l’esprit que sa petite terre jouira du même calme dès qu’elle fera partie du grand domaine? Il la donne, on la lui rend à titre de bénéfice, il y vit dès lors sans crainte, et, en rendant les redevances ou les services convenus, il peut compter sur sa moisson de chaque année. Si le riche voisin est un monastère, la tentation de se livrer est encore plus forte, car la paix est mieux assurée sur la terre d’église que sur toute autre, et le saint du couvent défend son sol avec autant d’énergie pour le moins que l’homme de guerre. Le petit propriétaire renonce en faveur du saint à son droit de propriété, et, devenu simple bénéficiaire, il jouit et travaille en paix. D’autres sont déterminés par d’autres motifs. La propriété est grevée d’impôts; le riche antrustion ou le monastère a obtenu d’en être exempt, et les chartes prononcent même que cette immunité s’étendra à toutes les terres qu’il acquerra dans la suite; il arrivera alors

  1. Nous ne parlons pas ici du servage; c’est un sujet à part et que nous espérons exposer à une autre occasion; disons tout de suite que le servage n’a aucun rapport avec la féodalité.