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chose, c’est que la royauté ne les protégeait pas. Ils auraient voulu que, comme l’ennemi se montrait partout, elle fût aussi partout présente, et ils ne la voyaient presque nulle part. Ils lui reprochèrent de les trahir. Ce sentiment des générations du IXe et du Xe siècle a laissé des traces profondes dans les traditions et les préjugés des générations suivantes. Robert Wace, dans le roman de Rou, reproduit sans nul doute les pensées des hommes écrasés et ruinés par les Normands quand il leur fait dire au roi de France :

Que fais-tu? que demeures? que penses? que attends?
Ni tu ne nous quiers paix ni tu ne nous defens.


En vain le roi répond-il qu’il n’est qu’un homme :

Je ne puis par moi seul Rou et Normans chasser;
Je ne puis d’un seul cors contre tous esforcier.
Que peut faire un seul hom et que peut exploitier,
Si li home li faillent qui li doivent aidier?


Il n’importe; c’est à lui que l’on impute tous les maux que l’on souffre :

Virent li moutiers ars et le peuple tué
Par défaute de roi et par sa faibleté.


La faiblesse est en effet ce que les peuples pardonnent le moins à leurs princes. La désaffection des hommes à l’égard des Carlovingiens est venue de là. Comme ils ne protégeaient pas, on cessa en même temps de les craindre et de les aimer.

Alors tous les regards et toutes les espérances se portèrent vers les seigneurs. On était sûr de les trouver au moment du danger; on n’avait pas à attendre qu’ils vinssent de loin, ni à craindre qu’ils fussent occupés ailleurs, car ils habitaient la province ou le canton menacé. Entre le comte et la population du comté, entre chaque seigneur et les hommes qui dépendaient de lui, le lien des intérêts était visible. Le champ du laboureur était le domaine du seigneur; celui-ci le défendait donc comme son bien propre ; si soupçonneux que fussent les hommes, ils ne pouvaient accuser leur seigneur direct de trahison ni même d’insouciance. Vainqueur, on ne lui ménageait pas la reconnaissance; vaincu, on ne doutait pas qu’il ne souffrît plus que personne. Ce seigneur était bien armé; il veillait pour tous. Fort ou faible, il était le seul défenseur et le seul espoir des hommes. La moisson, la vigne, la cabane, tout périssait avec lui ou était sauvé par lui.

C’est à cette époque que l’on éleva les châteaux-forts. Six siècles plus tard, les hommes furent saisis d’une immense haine contre ces forteresses seigneuriales; au moment où elles se construisirent, ils