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ne sentirent qu’amour et reconnaissance. Ces forteresses étaient faites non pas contre eux, mais pour eux ; elles étaient le poste élevé d’où leur défenseur guettait l’ennemi ; elles étaient le sûr dépôt de leurs récoltes et de leurs biens. En cas d’incursion, elles donnaient asile à leurs femmes, à leurs enfans, à eux-mêmes. Chaque château-fort était le salut d’un canton.

Les générations modernes ne savent plus ce que c’est que le danger. Elles ne savent plus ce que c’est que de trembler chaque jour pour sa moisson, pour son pain de l’année, pour sa chaumière qu’on aime, pour sa femme et ses enfans. Elles ne savent plus ce que devient l’âme sous le poids d’une telle terreur, et quand cette terreur dure quatre-vingts ans sans trêve ni merci. Elles ignorent ce que c’est que le besoin d’être sauvé. Ce besoin fit tout oublier ; on ne pensa ni à des rois qu’on ne voyait pas, ni à des libertés dont on n’aurait su que faire. On obéit à ceux par qui l’on était défendu ; on donna la sujétion en échange de la sécurité. Des milliers et des millions de contrats se formèrent entre chaque champ et le guerrier qui combattait pour lui, entre chaque existence humaine et le guerrier à qui l’on devait de vivre.

Alors s’établit ce que ces hommes appelèrent le droit de sauvement ou le droit de garde. Les petits propriétaires, les laboureurs, tous ceux qui étaient encore libres, mais qui avaient besoin d’être défendus contre l’envahisseur étranger ou l’oppresseur voisin, s’adressèrent à un guerrier et conclurent avec lui un contrat. Il fut convenu que l’homme de guerre sauverait et garderait le laboureur, sa famille, sa maison, ses meubles et son blé. Il fut convenu d’autre part que le laboureur paierait cette protection par une redevance pécuniaire et par l’obéissance. Ces contrats étaient écrits ordinairement en cette forme : « Je vous reçois, disait le guerrier, en mon sauvement et défense, et je vous promets en bonne foi de vous garder vous et vos biens, ainsi que doit le faire un bon gardien et seigneur. » Le laboureur écrivait de son côté « qu’il reconnaissait être sous la protection et garde de ce seigneur. » Dans beaucoup de chartes, le premier était désigné par le nom de sauveur, le second par celui de sauvatier ; la convention s’appelait un sauvement, et la redevance qui y était attachée portait le même nom. Elle était ordinairement fixée d’une manière irrévocable par le contrat lui-même. « Humbert, noble homme, est tenu de garder et défendre les hommes de la châtellenie de Saint-Germain, et nous, en échange de cette bonne garde, nous nous engageons à lui payer, à lui et à ses héritiers, un cens annuel de cent sous d’argent. » — « Le village paiera au vicomte cinq sous à titre de commendation, et moyennant cette somme le vicomte s’engage à sauver toujours et