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le bogatyr arrive dans la salle du festin avec tous ses invités du cabaret : pour eux, les boïars et les princes sont obligés de serrer les coudes; mais Ilia, qui disputait si âprement la préséance à ces derniers, ne la dispute pas aux gens du peuple et s’assied fraternellement au milieu d’eux. Dans une autre chanson, régalé par les pauvres gens et mécontent des officiers de la couronne, il pénètre de force dans les caves du prince, et en sort avec un tonneau sous chaque bras et un troisième qu’il roule devant lui.

Ces deux bylines, d’inspiration toute populaire et quelque peu démagogique, donnent au vainqueur de Soloveï un rôle assez singulier. Ces équipées rabelaisiennes ne sont guère dans le ton de l’épopée russe, surtout quand il s’agit du héros préféré. La brouille d’Ilia et de Vladimir est exposée plus noblement dans d’autres chansons, où le bogatyr populaire reprend sa physionomie austère et imposante. Vladimir, par le méchant conseil de ses princes-boïars, l’a fait jeter dans un cachot avec ordre de l’y laisser mourir de faim. Trois ans se passent, Kief est assaillie par une formidable armée tatare. Alors Vladimir se désespère d’avoir disgracié les bogatyrs et d’avoir fait périr Ilia de Mourom. La fille du prince insiste cependant pour qu’on aille regarder dans son cachot, sur lequel on a entassé des quartiers de roche et des troncs d’arbres. Vladimir prend les clés de la prison, l’ouvre... Ilia de Mourom, le vieux cosaque, est assis à une table de bois et lit le livre des Évangiles. La jeune princesse avait creusé un souterrain qui menait à sa prison, et chaque jour lui apportait les « mets sucrés. » C’est ainsi qu’Ogier le Danois, emprisonné par Charlemagne, est secrètement nourri tantôt par Turpin, et tantôt par l’impératrice. Vladimir se jette aux genoux du héros et l’implore, non pour lui, mais pour les églises de la Vierge, pour notre mère la sainte Russie, pour les veuves et les orphelins. « Prince Vladimir, demande tranquillement Ilia, que se passe-t-il donc en Russie? » Et, mis au fait du danger, il s’arme en effet non pour le prince, mais pour le pays. C’est là un des traits caractéristiques du Mouroumien; il est le serviteur de la patrie, et nullement d’un souverain qui est parfois un tyran. Ilia bravant Vladimir, Vladimir aux pieds d’Ilia, nous rappelleront les scènes analogues de nos chansons de gestes. Roland est sur le point de tirer l’épée contre Charlemagne, Doon de Mayence parle de lui « tronchonner la tête. » Guillaume d’Orange rabroue le roi Louis. Ne voyons-nous pas le grand empereur agenouillé en plusieurs circonstances aux pieds de ses vassaux? Dans l’Iliade, Achille ne ménage pas au roi des rois les épithètes homériques, et se montre bien autrement diffic ile à ramener que le bogatyr kiévien.

La série des chansons sur Ilia se termine ordinairement par la byline des Trois-Voyages. Le héros de Mourom est devenu vieux.