Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/701

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ces peuples, par son administration savante, par la sagesse et l’uniformité de ses lois, par la diffusion de la langue grecque et de la langue latine, vers un niveau bien supérieur à ce que les siècles précédens avaient jamais connu, et de plain-pied avec les premiers commencemens d’une civilisation chrétienne.

Cette différence des rôles assignés à la république romaine et à l’empire, Montesquieu ne l’avait pas signalée. Amédée Thierry a défini par quelques mots en quoi son point de vue se distingue de celui du grand historien philosophe. « Montesquieu, a-t-il dit, s’est fait patricien romain; il a envisagé le monde du haut du Capitole. Fils des vaincus de César, j’ai aperçu le Capitole du fond d’une bourgade celtique, » c’est-à-dire : Montesquieu n’a songé qu’aux vainqueurs, qu’aux droits et aux profits que leur conférait la conquête, et aux conséquences possibles de cette conquête pour la ville éternelle; moi, je me suis enquis des vaincus, j’ai recherché de quel profit leur pouvait être leur défaite, et j’ai trouvé de ce côté, au nom du progrès général, au nom de l’humanité même, une haute justification de la victoire.

Amédée Thierry a été le premier à définir nettement cette transformation profonde qui a eu pour double agent l’action continue de Rome sur les vaincus et des vaincus eux-mêmes sur leurs dominateurs. Nul n’avait encore suivi avec cette ampleur de vue un si vaste mouvement pendant la fin de l’époque républicaine et à travers toute la période impériale, époque précise où il s’est achevé. Il a fort bien montra en premier lieu comment, la cité ayant dû s’ouvrir aux populations diverses de l’Italie et des provinces, ces nouveau-venus ont accéléré par la pression qu’ils exerçaient la marche rapide vers l’égalité, attestée par le progrès du droit prétorien. M. Michelet, avec sa merveilleuse intelligence des temps anciens et du moyen âge, avait déjà signalé le grand rôle que Rome avait rempli : il avait appelé César « l’homme de l’humanité. » Amédée Thierry a été plus loin : étudiant les textes rédigés plus tard par les grands jurisconsultes de Rome, textes qui représentent avec précision la formule légale de l’empire, il a commenté toute cette formule, expression rigoureuse des faits naguère accomplis. Il a fait voir clairement, après la chute de l’aristocratie républicaine sous les coups du parti qu’avait commandé César, la démocratie, enivrée de son triomphe, sacrifiant, pour obtenir l’extrême égalité, tous les pouvoirs et tous les droits, c’est-à-dire les accumulant sur une seule personne, l’empereur, chargé de réaliser et de maintenir une centralisation formidable. Puis, ouvrant à chaque ordre de faits ou d’idées une sorte de voie triomphale, il a montré dans son Tableau de l’empire romain le progrès du monde vers l’unité par le gouvernement et l’administration, par les idées sociales, inscrites dans les livres des philosophes