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l’entreprise. Quelques-uns jouent gratis et sans autre profit que l’avantage de se faire connaître du public.

Il ne paraît jamais de femmes sur la scène, et, quoique les hommes qui remplissent ces rôles n’aient pas, comme les Grecs, le secours du masque tragique, l’illusion, pour les yeux du moins, est. complète, grâce à l’ampleur des vêtemens et au développement de la coiffure, qui dissimulent les formes et amollissent les traits. L’organe seul les trahit : au lieu de la douceur remarquable de la voix féminine, l’oreille est écorchée par un débit, traînant et nasillard qui dissimule mal un gosier masculin.

L’art du machiniste est plus avancé au Japon qu’en Chine, et laisse bien loin derrière lui les grossiers agencemens du théâtre de Shakspeare. Si les décora pèchent, comme tous les dessins japonais, par la perspective, les accessoires du moins sont exacts et même empreints d’un caractère de réalité excessif. Les changemens à vue s’opèrent au moyen d’une plaque tournante, semblable à celles de nos gares de chemin de fer, qui embrasse toute la scène dans un demi-cercle antérieur : elle tourne à un signal, emporte avec elle tous les personnages, entre lesquels le dialogue semble continuer, puis vient présenter le demi-cercle opposé, où d’autres acteurs sont déjà en cours de conversation. Cette disposition vient très heureusement au secours de dramaturges inexpérimentés en supprimant la difficulté des entrées et des sorties. J’ai vu la plaque tourner cinq fois en une demi-heure pour nous transporter alternativement du rez-de-chaussée au premier étage d’une maison. Un autre instrument plus bizarre, c’est l’ombre. Je ne puis désigner autrement cet individu, tout de noir habillé et de noir encapuchonné, qui se tient derrière l’acteur, suit tous ses mouvemens et ne le quitte pas plus que son reflet. Il lui passe tous les accessoires dont il a besoin, lui tend un petit tabouret pour s’asseoir d’une manière dissimulée au lieu de s’accroupir incommodément sur les pieds; enfin il est un truc vivant et prévoyant. L’œil a besoin de s’habituer à cette forme noire qui se promène sur les planches; mais au théâtre tout n’est-il pas convention? Celle-là une fois admise, l’ombre rend de grands services, entre autres, quand le jour baisse, celui de tendre une chandelle au bout d’une perche sous le nez de l’acteur pour éclairer ses gestes et sa physionomie.

« Pourquoi, demandais-je à un acteur en renom, le célèbre Sodjuro, faites-vous de si grands éclats de voix et de si grands gestes dans vos rôles tragiques? Ce n’est pas ainsi, ce me semble, que parle et qu’agit un daïmio ou un soldat. — Non, me répondit-il; mais, s’ils se comportaient sur la scène comme tout le monde, qui pourrait reconnaître en eux des héros? » Cette réponse contient à la fois le secret de l’art scénique et celui de l’art dramatique des Japonais.