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soulagés par les pas cadencés, les points d’orgue et les mouvemens rhythmés, — dernière trace de l’origine chorégraphique du théâtre, — qui viennent de temps à autre interrompre les scènes les plus pathétiques.

On comprend du reste que cette mimique à outrance ne peut se faire supporter pendant toute une journée : aussi fait-elle place très fréquemment à des épisodes de franche comédie, d’une verve un peu prosaïque, mais d’une gaîté pétillante, joués avec un naturel parfait, qui font pâmer de rire le public, assez froid aux scènes tragiques. Cette partie du mélodrame a d’ailleurs l’avantage d’être écrite en langue vulgaire, accessible à tout l’auditoire, tandis que la tragédie n’admet que le grand style, inintelligible pour lui.

Pour un Européen, la première journée passée à la shibai-ya est une journée de lassitude, après laquelle en général il prononce qu’il n’existe pas plus d’art dramatique au Japon que dans nos baraques de la foire, et n’y retourne plus. Quand il a constaté la magnificence des costumes, l’odeur forte de la salle et l’incommodité des nattes employées comme siège, il se le tient pour dit. Si pourtant on prend la peine de se faire traduire les pièces les plus remarquables, si l’on tient compte de la parenté directe du théâtre avec le culte primitif et des conditions où il s’est développé, si l’on compare son histoire à celle de notre propre scène, on y trouve un fertile champ d’observations.


II.

Comme chez les Grecs, comme dans notre moyen âge, l’origine du drame au Japon est religieuse; ses débuts rappellent nos « mystères » célébrés d’abord dans les églises, transportés ensuite au palais et de là au théâtre. Au IXe siècle, sous le règne de l’empereur Hei-jo, la terre s’abîma dans la province de Yamato, près de Nara, et une fumée empoisonnée s’exhalant du gouffre répandit partout la mort. Pour conjurer le fléau, les prêtres du temple voisin eurent l’idée d’exécuter une danse emblématique sur un tertre gazonné situé devant leur sanctuaire. La fumée cessa de s’élever comme par enchantement, ce fut la consécration du drame. Aujourd’hui encore, en souvenir du miracle de Nara, cette même danse, appelée sambasho, précède chaque représentation. Un acteur costumé en vieux prêtre s’avance sur la scène, et, l’éventail à la main, exécute un pas rhythmé accompagné par le chant plaintif du chœur, qui rappelle dans une mélopée fort obscure la miséricorde des dieux sauveurs. Ici, comme partout, les légendes chevaleresques ont avec les miracles un berceau commun, et la danse propitiatoire qui suit immédiatement le sambasho est consacrée à la glorification de Yorimits,