Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/795

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Il est trop tard, tout serait inutile. Ces gens-là ont leurs aides, leurs receleurs; un Juif a déjà fait passer la frontière aux chevaux, il les a vendus en Russie, et je ne reverrai jamais ma jument pie! Oh ! je ne retourne pas à la maison, je n’y retourne pas !

— Je veux t’y accompagner, lui dis-je.

— A quoi bon?

— Pour parler à ton père.

— C’est inutile, je vous remercie.

— Mais que crains-tu donc, si ce n’est les coups?

— Eh ! que me font les coups ! — Il se mit à crier avec un torrent de larmes, en se meurtrissant le visage de ses poings fermés : — Oh! ma jument pie! oh! mon poulain aux pieds blancs! Oh! ma pauvre bête, comme tu me regardais avec tes beaux yeux noirs! comme tu hennissais quand je te parlais! Qui te portera maintenant des carottes et du melon ? Mon Dieu ! le cœur me fait mal!.. Je voudrais mourir! — Il se jeta la face contre terre et resta ainsi sans mouvement.

Environ quinze jours après cette scène, au retour de la chasse, mon épagneul anglais, qui me devançait toujours, entra dans le cabaret du Juif, cabaret isolé qui se trouve entre notre village et Toulava. J’avais encore une lieue à faire, et le bouchon de verdure fraîche se balançait au-dessus de la porte d’une manière si engageante que je n’hésitai pas à suivre mon guide. En face de la porte vermoulue se dressait le comptoir vernissé derrière lequel la Juive, coiffée d’un fronteau de soie rouge cousu de perles et de pierres de Bohême et en robe flottante d’étoffe à fleurs, versait à quatre paysans debout sa vénéneuse eau-de-vie dans des gobelets rouillés. Tous se tournèrent vers moi souriant, saluant et baissant la tête avec une sorte de confusion. La belle Juive fut la première à lever ses yeux brillans, où une caressante douceur se mêlait à beaucoup de finesse. — Votre grâce prendrait-elle un verre de tokai? — Oui, s’il vous plaît, Chaike.

La Juive sortit de la salle en se dandinant d’un pied sur l’autre. Les paysans se taisaient. Il y avait parmi eux le vieux Hryn Jaremus, puis Akenty Prow, un célibataire déjà mûr, si mûr, avait coutume de dire Chaike, qu’il était toujours près de tomber aux pieds de la première jolie femme venue. De taille moyenne, bien nourri, avec des joues pendantes et des yeux bleus très vifs, il ramenait soigneusement ses cheveux pour dissimuler qu’il fût chauve, et portait un habit de fin drap bleu. Avec eux se trouvait encore Larion Radzanko, jeune aubergiste, riche et de bonne mine, qui campait hardiment son bonnet sur l’oreille gauche en fumant sa pipe d’écume de mer et en sifflotant un air dans l’intervalle de ses paroles. Le quatrième m’était inconnu. Nous nous taisions donc; seul Larion