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Je fis, vers ce temps, une découverte moins sombre. Nous feuilletions, Lavrard et moi, des cahiers de musique, et j’en lisais à haute voix les titres. — Quelle bonne tête tu as, petit, me dit-il; comme tu lis couramment l’écriture! — Le beau mérite, répondis-je, c’est de ma propre écriture. — Les yeux de Lavrard s’écarquillèrent. — Quoi! c’est toi qui as écrit cela? Je croyais, moi, que tu commençais seulement à tracer tes lettres. — Je partis d’un éclat de rire d’autant plus franc que je me voyais rehaussé à ses yeux. — Il me regarda longuement, voulut parler, se tut, et je le vis tout à coup rougir. — Jouons, fit-il brusquement en portant le fifre à sa bouche. — Ses doigts tremblaient. Quand nous eûmes joué quelques momens : — Petit, reprit-il, est-ce que tu pourrais écrire une lettre qu’on te dirait? — Je répondis que j’en avais écrit tout seul, je ne sais combien, le jour de l’an. — Quoi ! s’écria-t-il, tu pourrais écrire une lettre, la plier et mettre l’adresse dessus? — Je lui proposai d’en écrire une tout de suite en sa présence. Il parut lutter contre lui-même, mais il se tut de nouveau, et me fit jouer jusqu’à la fin de la leçon.

Le lendemain je lui montrai quelques pages de ma main; il en fut émerveillé, les tournant et les retournant en tout sens. Il m’avoua alors seulement qu’il ne savait pas écrire, ce qui lui faisait grand dépit. — Une lettre ! il pourrait écrire une lettre ! disait-il comme se parlant à lui-même. — Innocent que j’étais, je ne comprenais point l’importance qu’il pouvait attacher à savoir écrire une lettre, et l’insistance avec laquelle il y revenait. Comme il n’avait plus de famille, il ne m’entrait point dans l’esprit que l’on pût écrire à d’autres qu’à ses parens. Je lui proposai d’être son maître d’écriture, et quelques fins de leçon furent en effet consacrées à cela. — Il faut te dire que les leçons de Lavrard étaient à peu près gratuites, et qu’ainsi il pensait, non sans raison, en pouvoir prendre à son aise. J’eus fort peu de succès dans mon enseignement. J’écrivais son nom, puis je lui disais d’écrire le mien. Il n’y voyait que du feu, aussi bien ma méthode laissait-elle fort à désirer. Il renonça bientôt à savoir écrire, et ne voulut même plus en entendre parler. — Brave Lavrard ! maintenant je comprends !

Ne va pas croire au moins que je me sentisse humilié de son ignorance. Tout au contraire, j’étais enchanté de voir ainsi rapprochée la distance d’âge qui seule nous séparait un peu. D’ailleurs n’avait-il pas sur moi l’avantage du talent? N’était-il pas envié par toute notre musique? car je t’assure bien que je n’étais pas le seul admirateur de mon ami. Pour tout le monde, le fifre, sous son souffle, avait une pureté, une fraîcheur, une vie... Oh! tiens, il me semble l’entendre encore... Aux répétitions, tous nous nous taisions quelquefois pour n’écouter que lui, et je me rengorgeais alors,