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terrestre et encore couvert d’une épaisse fumée. De ces ruines moussues jaillissaient d’immenses pilastres brisés ; la Tchorna-Hora avec ses trois créneaux menaçans dépassait ses vingt-sept compagnes comme la tour noire d’un immense château-fort démantelé. Cette sombre muraille était çà et là interrompue par des chutes d’eau, et tout au sommet par des rubans de neige ou par le voile léger des nuages tremblans au soleil.

Tandis que la charmante petite Polonaise bondissait joyeuse sur sa selle en riant, en chantant, Mlle Lodoïska et le professeur échangeaient des exclamations enthousiastes.

Le haydamak bourra tranquillement sa pipe, frappa sa pierre à fusil et posa sur le tabac doré un morceau d’amadou qui répandit une odeur agréable. Nos petits chevaux gravissaient rapidement les rochers couverts de mousse et de fougère, trottant volontiers dans l’eau comme sur les cailloux pointus, de sorte que le professeur dut plusieurs fois se retenir à la crinière. De droite et de gauche, des chênes séculaires étendaient sur nous leurs rameaux, entrebâillant les profondeurs sombres de leurs troncs creux, qui au temps de la glandée servent d’étables à cochons. Plus nous avancions, plus ces arbres superbes se rapprochaient. Enfin l’immense étendue des forêts vierges nous reçut dans son sein, de lourds arômes amers, une ombre froide et humide, oppressèrent notre poitrine ; l’aurore touchant les sommets stériles des rochers enveloppés de brouillards y alluma des flammes sinistres. Les sources invisibles chantaient leurs airs lugubres, les coups de marteau du pic semblaient enfoncer des clous dans un cercueil. Quelle différence avec les paysages où tout semble paré pour le plaisir de l’homme dont le cœur peut s’élever joyeux ! Les Alpes elles-mêmes, malgré leurs escarpemens et leurs masses formidables, abritent dans le fond des vallées cette riante sérénité ; nos Carpathes au contraire sont, comme notre peuple, d’une mélancolie muette, sauvage, inexprimable. Aucun chant d’oiseau, aucun cri clair ni vibrant n’égaie cette austère solitude ; l’écureuil seul, blotti sous le feuillage d’un hêtre, nous suit de ses petits yeux ronds éveillés.

Nous montons vers la source d’un large et pur ruisseau qui court entre les roches. Une bergeronnette est perchée sur une grande pierre grise qui, tapissée de mousse fraîche, forme une île charmante où bruit tout un peuple d’insectes. Elle remue la queue, tourne de tous côtés sa petite tête noire et finit par s’envoler pour suivre les ondes argentées. Au milieu d’une riante clairière créée par un orage se dresse un arbre sec ; le peu d’écorce qui lui reste est soulevée en écailles, et par les fentes étroites et profondes s’échappe un bourdonnement continuel. Le vieux haydamak arrête son cheval. — Voici, dit-il, un essaim d’abeilles sauvages, — C’est pour