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nous autres hommes un spectacle humiliant que celui de ces petites bêtes voletant çà et là en quête du suc des fleurs, puis revenant comme des ouvriers laborieux se ranger devant l’ouverture de la ruche et regagner leur atelier. Tout cela se fait avec une sorte d’empressement et même d’impatience, sans un instant de repos ni d’oisiveté, comme si l’incessant bourdonnement excitait encore tant d’application et de persévérance. Quelle volonté, quelle concorde, quelle union chez toutes ces petites forces animées d’un même zèle pour atteindre le but commun !

Plus loin un grand cercle de pierres grises formant un rempart naturel se présente à nos yeux. — C’est assurément un repaire de brigands, murmure Mlle Lodoïska.

— Non pas de brigands, mais de renard, répond le haydamak avec bonhomie, et, poussant son cheval vers la balustrade croulante, notre guide ajoute après examen : — Il est sorti, il fait le galant, je l’ai vu l’autre soir avec sa belle au clair de la lune. — Après le château du renard, nous gagnons le Tcheremoch, qui se précipite à gros bouillons dans les profondeurs. Une étroite passerelle, de sapins étayés par quelques poteaux grêles, est jetée au-dessus. À la grande terreur des dames et du professeur, nos chevaux franchissent lestement ce pas périlleux. Au loin, la huppe fait entendre ses lamentations. Sur les hauteurs de l’autre rive, nous sommes dans la région des sapins. Leurs arcs sombres ne laissent entrer aucun rayon de soleil ; çà et là frémit une lumière pâle. De l’écorce crevassée coule la résine jaune comme du miel. Dans cette obscurité mystérieuse, ce profond silence, rien ne trahit la vie ; les aiguilles mêmes qui recouvrent le sol ne craquent pas sous le pied des chevaux, car elles sont à demi pourries. Une tristesse inexprimable, le sentiment de l’isolement et de la mort m’envahit de plus en plus ; on croit entrer dans un monde où rien n’a respiré encore, où jamais n’a battu un cœur. Enfin voilà le ciel bleu ! — Quel transport de joie ! Tout en haut plane un aigle, les ailes éployées, mais immobile ; l’air semble le porter aisément. D’âpres rochers entrecoupent par places le taillis désolé ; là-bas des sapins d’une hauteur de cent, cent cinquante et même deux cents pieds s’élèvent dans les brouillards du matin. À droite s’ouvre un large précipice où tombe un bruyant cours d’eau qui lance sa blanche écume contre les parois noires, fait jaillir cailloux et coquillages, puis, irisé par le soleil, s’engouffre soudain sous des blocs de pierre.

Plus loin encore, une brèche pratiquée par la tempête interrompt la rampe sombre que nous longeons. Comme sur un champ de bataille blanchissent ici des squelettes d’arbres abattus les uns sur les autres. L’un de ces morts séparé de la souche a roulé sur le chemin ; sa tête desséchée crie sous les pieds de nos chevaux. A