Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/260

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

intervalles vibraient le trembit et les clochettes sonores, puis des cris : — Eh ! Betyar ! eh ! Mars ! eh ! Pluton ! — après les chiens. Si deux troupeaux se rencontraient des deux côtés, on sifflait et on tirait un coup de fusil. L’écho répétait le signal, nous donnant l’illusion de deux armées ennemies qui se heurtent. Vers le soir, nous gravîmes, par un sentier herbu qui serpentait à son flanc, la montagne ronde de Baltagoul, sur la frontière hongroise. À cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer nous attendait la Polonina, but de notre excursion. Cette immense prairie aérienne se répand en larges flots comme un océan où semblent nager les cavaliers et se noyer les brebis. Un feu d’émeraude se joue à la surface moirée de teintes fantastiques. Sur un point aride et rocailleux du plateau, dans l’intérieur du parc, se dresse comme un château derrière ses remparts le staj, une cabane assez grande, abritée contre le vent et la tempête par sa toiture basse chargée de grosses pierres. Devant le staj brûlait un grand feu de sapin allumé par les bergers. Lorsque ceux-ci nous aperçurent, ils se précipitèrent à notre rencontre en soufflant du trembit, comme pour donner l’alarme, en déchargeant leurs fusils et leurs pistolets. Nous tirâmes aussi quelques coups de fusil, et le haydamak sauta de cheval pour recevoir l’accolade du watachko[1].

Les bergers portaient des chaussures lacées, de larges pantalons, des chemises noires enduites de graisse pour les préserver des insectes, sur les épaules le sardak noir, et sur la tête des chapeaux à larges bords. De toutes parts retentissaient des cris, des chants, des bêlemens et le son des clochettes. Les moutons broutaient l’herbe avec activité, comme s’ils eussent eu pour tâche de raser avant la nuit la prairie tout entière.

Le professeur cependant ramassait des pierres. — Voilà, disait-il, du calcaire de transition sans fossiles ; ceci recouvre le grès primitif qui recouvre à son tour le granit… — Lorsqu’il eut découvert de vieux excrémens de vache, sa joie fut sans bornes au grand étonnement des Houzoules, et il se mit à les fouiller avec zèle en y cherchant des scarabées.

Le watachko, aidé par mon cosaque, fit cuire quelques truites pêchées au ruisseau voisin. Nous mangeâmes notre souper à la belle étoile et nous reposâmes ensuite étendus dans l’herbe abondante comme sur des coussins moelleux devant un panorama splendide. Un vigoureux signal du trembit indiqua que l’heure était venue de traire les brebis. Tels que des soldats à l’appel, les bonnes bêtes accoururent de toutes les directions et se pressèrent dans le parc. Quelques béliers échangèrent des coups de corne belliqueux ; les

  1. Chef.