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agneaux criaient et jouaient comme de petits enfans, tandis que bêlaient tendrement leurs mères.

Un vautour avait paru planant avec lenteur. — À toi de l’abattre, vieux brigand ! dit le watachko, il serait capable d’apporter malheur dans notre staj !

Le haydamak leva vers la victime qu’on lui désignait un regard délibéré ; au même instant un éclair monta de la terre au ciel, une détonation éclata ; l’un des bergers avait fait feu étourdiment. — Que Peroun[1] te frappe ! s’écria le haydamak en colère ; — mais il rétracta aussitôt sa malédiction par un signe de croix. Le vautour n’avait pas fait un mouvement après le coup de fusil. Étendant les ailes, il s’éleva de plus en plus dans l’espace où la lumière du jour s’éteignait. Bientôt l’épais crépuscule gris monta d’en bas comme un déluge, menaçant de tout engloutir ; seul, le sommet des montagnes nageait encore dans un fluide transparent et rose. Il était tout à fait nuit lorsque nous nous levâmes pour nous rendre au staj ; mais la douce clarté des étoiles illuminait encore le paysage. Tout à coup une grande ombre parut voler vers nous, elle revint trois fois au vieux haydamak qui nous devançait, et par trois fois on entendit un cri semblable à celui d’un nouveau-né qui souffre. C’était sinistre ; les dames firent le signe de la croix, personne ne souffla mot. Au troisième cri, le haydamak leva la main, et d’une voix grave :

— Je te baptise, dit-il, au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit. Amen. — Au même instant, l’apparition s’évanouit, et un calme profond régna de nouveau.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Mlle Lodoïska secouée par un tremblement nerveux, est-ce un présage ?

— C’était un hibou, répliqua sèchement le naturaliste.

— Ne l’avez-vous pas entendu crier trois fois : Baptême ! baptême ! baptême ! me demanda le haydamak avec l’accent d’une conviction tranquille.

— Qu’est-ce donc ? s’écria Lola.

— Une âme en peine, un enfant qui, mort avant le baptême, erre tristement entre ciel et terre. Tous les sept ans, il vient chez ses parens ou chez d’autres chrétiens demander le baptême.

— Et vous l’avez baptisé ?

— Je l’ai baptisé, répondit pieusement le haydamak, maintenant il entrera dans le repos.

— Moi, je suis d’avis que vous avez baptisé un hibou, fit le professeur vexé.

— Ils prennent quelquefois cette forme en effet, répliqua le vieillard. — Sa croyance était inébranlable. — Que penseriez-vous de

  1. Divinité antique des Slaves.