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passer la nuit au staj pour monter demain de bonne heure à la Tchorna-Hora ?

Nous entrâmes dans la cabane où les bergers étaient déjà rassemblés, à l’exception de deux qui montaient la garde. Au milieu du staj brûlait le feu que, comme les émigrans du monde antique, les bergers avaient emporté de leur foyer en partant pour la Polonina, et qu’ils entretiennent fidèlement tant que dure leur séjour sur ces hauteurs, du 15 mai au 15 août. Lorsque le feu sacré s’éteint, c’est le signe d’un grand désastre. Entre les étroites fenêtres était attachée une grande image de saint Nicolas : des bancs et de la paille formaient l’ameublement tout Spartiate. Nous prîmes place sur les bancs. Il n’y avait pas d’autre lumière que celle du foyer, et le reflet rouge de l’autre feu allumé dehors devant la porte. Pendant quelque temps, tout le monde se tut, puis soudain l’un des chiens aboya, un second chien ensuite.

À ces hurlemens rauques et féroces se mêlèrent des voix humaines qui approchaient du staj. Le watachko se leva lentement. Sur le seuil de la porte ouverte apparut, éclairée par le feu extérieur, une créature de la beauté la plus sauvage et la plus originale, une fille élancée, aux grands yeux noirs et dont les dents étincelantes for- maient un contraste presque inquiétant avec le visage hâlé. Sa jupe de laine couleur de sang, sa veste ouverte, taillée dans une peau d’agneau au poil noir et frisé, dessinaient nettement ses formes vir- ginales prêtes à s’épanouir ; nu-pieds, le toiwr à la main, entourée de ses chèvres, dont les têtes de faunes semblaient tournées vers nous, grimaçante-s et railleuses, elle tenait entre ses bras un petit chevreau noir comme Satan. Les dames se mirent à crier.

— N’ayez pas peur, dit le watachko en souriant d’un air de pitié, c’est une bonne fille qui paît son troupeau dans la montagne. Que cherches-tu chez nous, Atanka ?

— Un abri, répondit la bergère, pour moi et pour mes chèvres.

Le watachko sourit de nouveau : — On fait bonne chasse aux environs, dit-il.

— Voulez-vous que les loups me dévorent, moi et les miens ?

— Non pas, tu peux rester ici.

— Et mes chèvres ?

— Elles passeront la nuit dans le parc.

— Mais les petites, je peux les garder avec moi ? reprit-elle timidement.

— Soit !

Atanka disparut dans l’obscurité pour revenir un instant après suivie de trois chevrettes, qui se mirent à folâtrer comme de petits gnomes à travers la cabane en sautant sur les bancs et de là dans la paille.