Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/275

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Qu’avez-vous à acheter par là ? Aussitôt que vous le voudrez, les rois viendront vers vous mettre des présens à vos pieds.

— Je ne demanderais pas mieux, mais qui donc m’apporterait quelque chose ?

Dobosch devint pensif. Au même instant, un aigle criait au-dessus de leurs têtes en agitant ses ailes, qu’argentait le soleil.

— Et que me donnerait-on ? poursuivit-elle. Un collier de perles peut-être, un mouchoir de tête, des bottes rouges, quoi de merveilleux ? Si je me mêlais de faire des souhaits, ce serait pour vivre comme une dame dans une maison à colonnes, où je me tiendrais sur le perron avec la kazahaïka des comtesses ; j’aimerais battre mes serviteurs, il me faudrait un château impérial, des boïards pour me servir à genoux. Je souhaiterais d’être l’égale de Dieu, de poser mes pieds sur la lune comme sur un tabouret d’or, de faire rouler à terre cet aigle qui plane là-haut, si bon me semblait !

Un éclair avait jailli du fusil de Dobosch, et déjà l’aigle gisait aux pieds de cette femme.

Dobosch releva l’oiseau royal ; tandis qu’il lui en faisait hommage, le sang coulait sur ses doigts. Elle resta muette et le regarda de côté.

Depuis lors Dobosch fut changé comme l’est une blague à tabac qu’on retourne. Il ne parlait à personne, et nul ne le vit plus manger ni boire. Les expéditions furent interrompues ; jour et nuit, il restait couché la face contre terre à l’écart de ses compagnons, et pourtant il ne dormait ni jour ni nuit. — Il est malade, disaient ceux-ci. — L’amour lui brûle le cœur, prétendaient ceux-là. — D’autres, des vieillards d’expérience, l’avertissaient : — Chef, lui répétaient-ils, ne te fie pas à une femme, fie-toi plutôt à mille hommes qu’à une seule femme. — Mais à quoi bon tout cela ? Personne ne peut échapper à sa destinée. De nouveau Dobosch se rendit chez Stéphane. Dzvinka était en train de filer. Elle le regarda de ses grands yeux et ne bougea pas.

— Où est Stéphane ? demanda-t-il.

— Stéphane n’est pas ici ; as-tu donc oublié qu’il est à la Polonina ?

Dobosch s’assit sur le banc près du poêle et se tut.

— Si tu es venu le voir, dit Dzvinka après un silence, tu peux t’en aller, il ne rentrera pas de sitôt ; mais, si tu veux rester avec moi, je te préparerai à souper.

— Je veux rester avec toi.

— Et tu ne crains rien ?

— Que craindrais-je ?

— Mais ceux qui te poursuivent !