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Saint-Cyr et faire des études spéciales. On me mit dans une pension préparatoire. Un domestique m’y conduisait de grand matin et venait me chercher à neuf heures du soir. Tous mes camarades, à peu près du même âge que moi, se destinaient à la même carrière. La moitié environ se composait de jeunes gens nobles ; les autres étaient des fils de banquiers, de riches bourgeois ou d’anciens serviteurs de l’empire. Un assez mauvais esprit régnait parmi nous. Le beau d’Orsay faisait alors parler de lui, et menait la mode. Il inventa la soubreveste, le chapeau qui porte encore son nom, et une forme de bottes à l’écuyère adoptée par les lions de cette époque. N’étant libres que le dimanche, nous mettions ce jour-là seulement le costume du monde élégant. Ceux d’entre nous qui n’avaient pas de chevaux en louaient au manège, et nous allions grossir l’escorte du comte d’Orsay, persuadés que le beau sexe n’avait d’yeux que pour nous.

Mon père n’approuva point ces manières de dandy ; mais ma mère prit plaisir à voir en moi l’enfant se donner des airs de jeune homme. Elle m’encourageait dans cette voie et subvenait secrètement à mes dépenses. Je n’étais encore que ridicule. Vous allez voir où la vanité peut nous entraîner.

La règle de l’institution exigeait qu’on vînt le soir chercher les élèves externes. Le maître de pension ne voulait pas être responsable de notre conduite hors de chez lui, et il tenait à nous remettre entre les mains d’une personne de confiance. Mon père prenait quelquefois la peine de venir me chercher. Un soir, il me fit appeler. C’était en janvier, par un temps de neige et de glace fondante, comme aujourd’hui. Je trouvai mon père vêtu d’un vieux carrick jaune à cinq collets qu’il ne portait plus depuis longtemps. Un de mes camarades montait dans une belle voiture où sa mère l’attendait. Je me sentis mortifié. Drapé dans un manteau à la mode, je marchais en silence à côté de mon père, k ses premières questions, je répondis par des monosyllabes qui trahissaient ma mauvaise humeur. Il me demanda d’un ton ironique si j’avais quelque contrariété.

À ce moment de son récit, le narrateur, oubliant qu’il parlait de lui-même, devint rouge de colère et s’écria : — Ce drôle ! cet insolent ! ce petit ingrat eut l’audace de répondre : « Oui, monsieur ; vous auriez pu m’épargner l’affront de vous montrer à mes camarades sous cet accoutrement. »

Le vieux marquis s’arrêta comme suffoqué par l’indignation, puis il reprit : — Mon père n’était pas homme à supporter mon impertinence. Il me remit à ma place vertement. Ma mère elle-même me gronda, et je finis par comprendre ma sottise. On me la pardonna ; mais ma conscience me la reproche encore. Une fois en ma vie, j’ai