Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/408

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est plus avantageuse à la science que la méthode trop synthétique des condensateurs d’espèces. L’analyse en effet, pourvu qu’elle ne se perde pas en des subtilités insaisissables, fournit à la botanique descriptive, à la géographie des plantes, à toutes les branches de la science des êtres, des élémens en quelque sorte épurés et propres à être mis en œuvre pour les généralisations ; une synthèse qui se contente de mettre en bloc, sans discernement et sans choix, des matériaux souvent disparates n’aboutit qu’à la confusion en favorisant la paresse des esprits superficiels. À ce point de vue, il faut le dire, l’école transformiste, si distinguée à d’autres égards, en affaiblissant la croyance à la réalité de l’espèce[1], risque de compromettre la botanique descriptive. Il est en effet bien plus commode de nier l’espèce en général que de chercher des limites, fussent-elles approximatives, aux espèces en particulier ; mais aussi ces réunions in globo de formes distinctes ne peuvent rien dire de net à l’esprit. L’on se demande par exemple en quoi cela peut servir à la botanique sérieuse d’apprendre par telle flore que le ranunculus aquatilis existe dans une contrée ; c’est à peu près comme si, ayant à citer la Normandie, le Languedoc ou la Provence, on se contentait de dire la France. Bien renseigné serait le lecteur qui chercherait à s’instruire dans un tel livre ! Si l’on me décrit au contraire sous des noms distincts les formes, la plupart bien arrêtées, de l’ancien ranunculus aquatilis, je profiterai de ces renseignemens précis, sans trop m’inquiéter si ces formes doivent s’appeler des espèces ou des sous-espèces, ou de simples variétés.

Jusque-là donc, et dans ces limites, nous n’avons que des éloges à faire de l’école jordanienne : elle a secoué la torpeur des botanistes

  1. Nous avons déjà dit quel est pour nous le sens de cette réalité. Les individus en sont seuls l’expression concrète ; encore chacun d’eux ne représente-t-il pas l’espèce en entier. L’espèce est le type idéal dont la formule réunirait tous les caractères communs aux individus qui, dans le temps et dans l’espace, sont unis par le lien de la filiation et de la ressemblance, avec les modifications qu’apportent à cette ressemblance les divers états d’évolution, de sexualité, de génération alternante. Cette notion de l’espèce, pour rester pratique et applicable, doit supposer entre les individus une certaine ressemblance générale ; sans quoi, si l’on s’en tient à la filiation pure et simple, comme dans les théories transformistes, la notion même d’espèce disparaît, comme aussi celles de genre, de famille, etc. Il ne reste plus que l’idée d’un tronc ramifié, aux diverses branches duquel on cherche bien à donner des noms, mais qui ne représente en réalité qu’un schéma souvent arbitraire, un échafaudage artificiel. Aussi Darwin, tout en émettant des idées hardies en théorie, s’est-il tenu sur le terrain des idées courantes en nomenclature et parle-t-il des espèces, des variétés, des races, tout comme si ces choses existaient par elles-mêmes. En signalant ces contradictions entre les idées théoriques et le langage courant des sciences naturelles, nous ne prétendons pas condamner le transformisme ; nous montrons seulement qu’il n’a pas trouvé une langue appropriée à ses idées et qu’il la cherchera probablement longtemps.