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« … Je ne saurais vous dire à quel point cet homme est extraordinaire… Jamais je n’ai rencontré personne qui me parût plus complètement fou et en même temps plus méprisable. Pour vous donner quelque idée de ses manières, je vous dirai que, rendez-vous pris, j’allai lui rendre une visite de cérémonie. J’étais en grand costume, et, quoique je ne m’attendisse pas à le trouver de même, je n’étais pas préparé à ce que je vis alors. Après avoir attendu assez longtemps dans une antichambre avec des aides-de-camp, une porte s’ouvrit, et un vieux petit individu tout ridé, en chemise et en pantalon rouge pour tout vêtement, s’élança vers moi, m’entoura de ses bras en manches de chemise, et enfila une kyrielle de complimens extravagans qu’il conclut en m’embrassant sur les deux joues, — bien heureux, m’a-t-on dit depuis, qu’il ait épargné la bouche. Sa chemise avait un col boutonné, sans cravate, et elle était faite d’une toile, d’une mode, d’une propreté et d’une blancheur qui rappelaient celles de nos paysans. Quand il est arrivé ici, il a reçu exactement de la même façon le commandant autrichien à la tête de son état-major. Ses manières et sa conversation sont aussi bien d’un fou que son extérieur, et il semble au fond qu’on le soupçonne de l’être, car personne ne le voit seul. Il est constamment accompagné par deux de ses neveux, qui ne le perdent pas de vue, et semblent préposés à sa garde. Ils paraissent éprouver la plus grande inquiétude que son apparence, et ses discours encore plus étranges, ne révèlent son état véritable, et en même temps ils le traitent avec les marques du plus grand respect, en affectant de regarder ses excentricités et les sottises qu’il débite comme les inspirations d’un oracle. Il prétend ou croit qu’il a eu des visions, et j’ai vu de lui une note officielle, adressée à M. Wickham, dans laquelle il dit que son maître Jésus-Christ lui a ordonné de faire telle ou telle chose. Son esprit voyage tellement que c’est avec la plus grande difficulté qu’il peut lier deux phrases de suite, et, pour y parvenir, il met sa main devant ses yeux et fait appel à ses neveux afin de se rappeler un mot ou le sujet même de sa conversation. Ce qu’il dit est inintelligible, ou du moins demande un grand effort, d’attention pour être compris. De même ce qu’il écrit, et à travers ces divagations singulières, semblables à celles d’un fou, on croit parfois saisir un sens raisonnable et profond, se rapportant uniquement à l’objet qu’il a en vue, comme il arrive souvent dans la folie même. Avec tout cela, c’est bien l’officier le plus ignorant et le plus incapable qu’il y ait au monde, ne sachant rien faire par lui-même, rien prévoir, ne regardant jamais une carte, n’allant jamais visiter un poste ou examiner un terrain. Il dîne à huit heures du matin, va ensuite se coucher pour toute la journée, se relève pendant quelques heures de la soirée le cerveau troublé et comme hébété. Il n’a dû ses succès en Italie qu’aux excellens officiers autrichiens qui servaient sous lui, il le sait bien, et par conséquent il refuse positivement