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encore envoyé son ministre, peut-être attend-elle le règlement définitif de quelques questions financières ; la reconnaissance diplomatique n’est pas moins acquise, la Russie seule s’abstient jusqu’ici, elle ne voit pas clair dans la situation de la Péninsule, elle n’a pas de grands intérêts au-delà des Pyrénées et elle reste provisoirement dans l’expectative, mais sans manifester une répugnance de principe ou des dispositions hostiles à l’égard du gouvernement de Madrid. C’est donc à peu près fait. Assurément, dans ces malheureuses affaires d’Espagne il y a toujours de l’imprévu, et les derniers incidens qui ont précédé la reconnaissance du gouvernement de Madrid n’ont pas manqué d’une certaine apparence d’inattendu. Il n’est point douteux que l’Allemagne a joué dans cet imbroglio un rôle particulier. Elle a eu l’air de conduire toute cette affaire ; elle a montré pour le général Serrano et pour son pouvoir des attentions, un empressement peut-être un peu compromettans. Encore aujourd’hui elle appuie l’envoi de son ambassadeur à Madrid de quelques canonnières occupées à brûler un peu de poudre avec les carlistes sur les côtes de Biscaye.

Est-ce à dire que l’Europe se soit laissé conduire par M, de Bismarck, qu’elle n’ait fait qu’obéir à une pression plus ou moins intéressée de l’Allemagne en nouant des rapports réguliers avec le gouvernement du général Serrano ? Pour la France particulièrement, c’est une étrange manière de comprendre le patriotisme, ou plutôt c’est une singulière faiblesse de l’esprit de parti que de montrer partout la main de M. de Bismarck, de ne voir dans l’acte récent du cabinet de notre pays qu’une prudente résignation devant une prépotence étrangère. Que la politique allemande ait ses vues, des vues intéressées au-delà des Pyrénées, c’est peut-être vrai ; dans tous les cas, si elle voulait les pousser jusqu’au bout, elle rencontrerait des difficultés qui ne seraient peut-être pas de nature à l’encourager, et si elle pouvait se faire un complice du général Serrano, ce serait probablement le meilleur moyen de le ruiner dans l’esprit national, sans compter que le pouvoir de Madrid ne resterait pas longtemps maître de se prêter à ce qu’on lui demanderait. Quant à la France, elle n’a pas de vues intéressées au-delà des Pyrénées, mais elle a des intérêts permanens, incessans, traditionnels, particulièrement graves dans les circonstances présentes, et si nous ne nous trompons, elle n’avait pas attendu les suggestions de l’Allemagne pour s’en préoccuper. Dès la délivrance de Bilbao, elle avait elle-même proposé à l’Angleterre de reconnaître le gouvernement espagnol. L’Angleterre hésitait, et les choses en étaient restées là, lorsque le cabinet de Berlin est intervenu. Évidemment ce n’est pas parce que l’Allemagne le lui demandait que la France pouvait reculer devant une politique qu’elle avait proposée à l’Angleterre, Ce qu’elle a fait, elle était déjà disposée à le faire, parce que c’était dans ses intérêts, dans les convenances de sa situation.