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au Cap, et chargé de missions importantes dans les colonies. Ses voyages à Saint-Domingue, à la Guyane, à Cayenne, à Surinam, nous le montrent occupé de grandes affaires et toujours méditant en philosophe pratique sur les meilleures conditions des sociétés humaines. Toutes les épreuves qu’il traverse ne font que développer en lui l’horreur du despotisme avec le goût de l’ordre et de la justice, c’est-à-dire de la vraie liberté. Ces explorations lointaines, entremêlées de retours en Europe, ne durèrent pas moins de vingt années ; il y fit quelquefois de singulières rencontres. En 1777, comme il parcourait la Guyane, cherchant un emplacement propice pour l’établissement d’une grande compagnie agricole, il trouva dans un îlot du fleuve Oyapoc un solitaire qu’il ne s’attendait point à voir en pareil lieu. C’était un Français, un soldat des dernières guerres de Louis XIV, qui, blessé à la bataille de Malplaquet, avait obtenu ses invalides ; il avait juste cent ans à la date où Malouet le visita dans son désert. En 1730, encore dans la force de l’âge, il était parti pour Cayenne, avait été économe chez les jésuites, s’était ramassé quelque argent, puis était venu établir une plantation dans les solitudes de l’Oyapoc. Il y avait de cela une quarantaine d’années environ ; ses affaires n’avaient pas prospéré. De cette plantation assez considérable, il ne lui restait qu’un petit jardin sur le bord du fleuve ; de ses serviteurs, infidèles peut-être et qui l’avaient successivement abandonné, il avait gardé seulement deux vieilles négresses qui le nourrissaient du produit de leur pêche et de la culture du petit jardin. « Il était aveugle et nu, assez droit, très ridé, la décrépitude était sur sa figure, mais point dans ses mouvemens ; sa démarche, le son de sa voix, étaient d’un homme robuste : une longue barbe blanche le couvrait jusqu’à la ceinture. » Son nom de baptême était Jacques ; on l’appelait Jacques des Sauts, du nom même des lieux qu’il habitait, sa cabane étant située tout près des chutes de l’Oyapoc. Le pauvre vieillard fut très heureux de la visite de Malouet. Ses souvenirs de France se réveillèrent ; il lui parla « de la perruque noire de Louis XIV, qu’il appelait un beau et grand prince, de l’air martial du maréchal de Villars, de la contenance modeste du maréchal de Catinat, de la bonté de Fénelon, à la porte duquel il avait monté la garde à Cambray. » Touché de respect et de pitié devant cette ruine vivante, Malouet aurait voulu adoucir les derniers jours du solitaire ; si Jacques des Sauts avait consenti à se laisser transporter au fort, des soins meilleurs lui eussent été assurés. Il refusa ; les bords du fleuve lui étaient devenus une seconde patrie ; il avait besoin de sentir la fraîcheur de ses eaux et d’entendre le mugissement de ses cataractes. Il accepta seulement, sans se faire prier d’aucune façon, une ration quotidienne de pain, de vin et de viande salée. « Avec cela, disait-il