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France est de soutenir les droits de la Hollande. Il parlait depuis trois heures, quand l’idée lui vint qu’il était à jeun depuis le jour précédent ; il ne se nourrissait que de lait et n’avait pu en trouver sur sa route.

On pense bien que les soins ne lui manquèrent pas à l’intendance de Toulon. Il était venu faire une visite à Malouet, il demeura chez lui trois ans. Nul hôte n’était moins incommode. Il travaillait dix ou douze heures par jour ; Malouet ne le voyait que le soir et « n’en avait jamais trop. » Sa mémoire était prodigieuse ainsi que sa facilité de parole. Il avait sur tous les sujets des anecdotes politiques, littéraires, des exemples tirés de l’histoire, des théories qui se recommandaient de la pratique. Sa tête était une encyclopédie ; c’est par là qu’il avait séduit Diderot. Au reste, il était en train de modifier sérieusement ses idées, et plus il s’éloignait de Diderot, plus il se rapprochait de Malouet. Il regrettait bien des pages de son livré. Quand on lui en parlait, il détournait la conversation, comme s’il eût chassé de mauvais souvenirs. Les principes qui se répandaient en France à la suite de la guerre d’Amérique lui causaient une sorte d’épouvante. Ce grand réformateur, en passant ses idées au crible, s’apercevait qu’au fond il était monarchiste ; il ne craignait même pas de donner à la monarchie l’autorité la plus forte, à la condition qu’elle fût toujours dirigée par la loi. Il définissait la monarchie une volonté légale dirigée vers le juste et le bien. D’un côté, l’exemple de Frédéric le Grand, qu’il avait vu de si près et sur lequel il ne tarissait pas, — de l’autre, les conversations du sage Malouet, semblent l’avoir amené peu à peu à cet essai de conciliation entre les principes opposés.

Aux approches de 89, l’abbé Raynal eut comme une vue prophétique des abîmes de 92. Chose étrange, à l’heure où tant de généreux esprits, même dans les classes privilégiées, saluaient avec enthousiasme les transformations nécessaires, le vétéran des batailles philosophiques avait perdu tout espoir. Lorsque Malouet fut envoyé aux états-généraux par les électeurs de Riom, sa ville natale, il passa par Marseille en se rendant à son poste et y vit l’abbé Raynal, qui s’y était retiré depuis plusieurs mois. L’abbé lui dit : « Je vous aurais détourné de votre projet, si vous aviez fait la même faute que moi, de vous signaler parmi les enthousiastes de la liberté et tous ceux qu’on appelle ou qui se disent les philosophes. Dans l’état actuel des choses, je ne puis servir ni le peuple ni le roi. Le premier croirait que je me suis vendu à la cour, si je parlais autrement que mon livre, et la cour se défierait de moi comme d’un ennemi, si je voulais défendre l’autorité légitime. Ainsi je me refuse obstinément à toute proposition de députation ; mais vous, qui m’avez parlé raison quand je m’en écartais, allez essayer son langage ; je souhaite