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Le docteur remarqua bientôt que George s’entendait parfaitement à remettre en ordre sa fortune, et même qu’il y prenait goût. Le notaire paya les douze mille francs. On corrigea quelques abus. Le petit hôtel de Paris fut mis en location. De la serre chaude, on fit une orangerie, en sorte qu’elle devint lucrative d’onéreuse qu’elle avait été. On vendit les chevaux et voitures, dont un militaire en activité n’avait que faire, par conséquent aussi les provisions de fourrages et tout l’attirail dispendieux de la chasse à courre. En voyant ces réformes exécutées promptement, de la main et sous l’œil du maître, par un jeune homme de vingt-quatre ans, le vieux docteur comprit que l’héritage des Louvignac n’était pas en danger de périr. Au milieu de ces occupations, George avait appris la déclaration de guerre de la France à la Russie et les premiers faits d’armes de la campagne de Crimée. Il retourna en Algérie pour s’embarquer avec son régiment. Sous les murs de Sébastopol, il eut le bonheur de se distinguer en deux rencontres, et de conquérir le grade de capitaine et la décoration de la Légion d’honneur. Son ambition n’en souhaitait pas davantage. La paix une fois signée, George, revenu en France et n’ayant plus en perspective que la vie insipide des garnisons, voulut se reposer de ses fatigues, et donna sa démission. Le premier usage qu’il fit de sa liberté fut un voyage de deux ans en Italie, d’où il passa en Grèce, puis en Orient. Dans une lettre qu’il écrivit de Schiras au docteur Vibrac se trouvait le passage suivant : « Ce qui m’a le plus charmé, c’est le costume de cérémonie du shah de Perse ruisselant de pierres précieuses. J’ai acheté dans ce pays quelques diamans assez beaux. Si vous apprenez par les journaux que je suis élu roi des Tartares comme Tamerlan, faites votre bagage et venez me rejoindre. » Les chances de fortune de Tamerlan ne s’étant pas présentées, George se lassa des mauvais lits et des cuisines nauséabondes. Il revint enfin à Paris, où il reprit possession de son hôtel, après avoir signifié de loin leur congé aux locataires qui l’occupaient.

Dès ses premiers pas dans cette ville de plaisirs, le comte de Louvignac fut frappé des changemens survenus à Paris pendant son absence. La transformation n’était pas encore complète, mais elle marchait à grands pas. Déjà le marteau des embellissemens avait jeté à bas d’anciens quartiers, et sur leurs ruines s’élevaient de longs boulevards tirés au cordeau et bordés de maisons fort belles, mais toutes semblables entre elles. Une véritable révolution s’opérait dans les idées et les mœurs. Tandis que la fortune publique se chargeait de dettes énormes, on entendait parler de fortunes privées faites en un jour, par des coups de main, et atteignant des chiffres scandaleux. De là un luxe toujours croissant dans les équipages,