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de lui un mercenaire venu pour faire ses conditions ; Mirabeau, sérieux, résolu, tout plein de l’idée qui l’anime, songeant à la fois aux dangers publics et aux chances personnelles que peut lui faire courir cette démarche. Ils se saluent en silence et restent un instant à s’observer. « Monsieur, dit Mirabeau, M. Malouet m’a assuré que vous aviez compris et approuvé les motifs de l’explication que je désire avoir avec vous. — Monsieur, répond Necker, M. Malouet m’a dit que vous aviez des propositions à me faire ; quelles sont-elles ? » — L’attitude et le ton du ministre donnaient à ses paroles une signification outrageante. Blessé, irrité, Mirabeau se lève brusquement : « Ma proposition, monsieur, est de vous souhaiter le bonjour. » Et il s’en va.

C’est à la suite de cette scène que Mirabeau, passant près de Malouet à l’assemblée, lui avait jeté les paroles menaçantes qu’on a lues tout à l’heure : « votre homme est un sot, il aura de mes nouvelles. » Depuis ce jour jusqu’à la présidence de Mirabeau, c’est-à-dire du mois de mai 1789 jusqu’au mois de février 1791, ces deux hommes qu’une même pensée de salut public allait si naturellement unir n’échangèrent plus un seul mot. Assurément il y a là autre chose qu’une anecdote curieuse, c’est une page d’histoire. Toutes les fois que Malouet parle de Mirabeau dans ses Mémoires, il insiste sur la clairvoyance de son esprit, sur la générosité de ses intentions, à cette heure tragique où l’on pouvait encore diriger la révolution et la rendre aussi légitime qu’elle était nécessaire. Nécessité de la révolution, nécessité d’une direction imprimée à ce mouvement immense par la monarchie elle-même, voilà les deux points sur lesquels Malouet et Mirabeau étaient d’accord. Malouet ne l’a jamais oublié. Sans chercher à dissimuler tant de choses qui ont laissé des stigmates de honte sur le masque du grand orateur, il est heureux de témoigner pour lui devant la postérité. « Mirabeau, dit-il, était né bon, on l’a rendu dangereux. » il va jusqu’à imputer ses premières fautes politiques à la violence des hommes de l’extrême droite, ceux-là mêmes qui ont perdu Louis XVI ; « ses premières intrigues furent motivées par la nécessité de se défendre contre le parti de la cour, qui travaillait à le perdre. » Enfin il ne connaît aucun membre de l’assemblée qui ait eu comme lui, au début de la tourmente, la certitude du désastre universel, et qui ait conçu l’ambition d’y mettre obstacle. « Il est peut-être le seul, dit-il, qui ait vu dès je commencement la révolution sous son véritable esprit, celui d’une submersion totale. » Or il s’en fallait bien que Mirabeau la désirât ; comment donc a-t-il concouru à des mesures violentes dont il sentait le péril et l’iniquité ? Ce n’est pas Malouet qui excuserait Mirabeau par la sottise du gouvernement et l’insolence de la cour. Si Mirabeau est convaincu d’avoir aggravé le mal