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faites mieux, mais faites vite, car nous ne pouvons vivre longtemps. En attendant, nous périrons de consomption ou de mort violente. Plus vous insistez sur le mal qui existe, plus la réparation est urgente. M’en contestez-vous les moyens ? Nommez celui qui, avec la même volonté que moi, est dans une meilleure position pour agir. Toute la partie saine du peuple, et même une portion de la canaille, est à moi. Qu’on me soupçonne, qu’on m’accuse d’être vendu à la cour, peu m’importe ! Personne ne croira que je lui ai vendu la liberté de mon pays, que je lui prépare des fers. Je leur dirai, oui, je leur dirai : Vous m’avez vu dans vos rangs, luttant contre la tyrannie, et c’est elle que je combats encore ; mais l’autorité légale, la monarchie constitutionnelle, l’autorité tutélaire du monarque, je me suis toujours réservé le droit et l’obligation de les défendre. » Il ajouta : « Prenez bien garde que je suis le seul dans cette horde patriotique qui puisse parler ainsi sans faire volte-face. Je n’ai jamais adopté leur roman, ni leur métaphysique, ni leurs crimes. »

Pendant cette conférence, qui dura une partie de la nuit, Mirabeau souffrait déjà du mal dont il est mort. Malouet nous le montre dévoré par la fièvre, la flamme et le sang dans les yeux, horrible à voir, mais plus énergique, plus éloquent, plus inspiré que jamais. Sa voix tonne comme à la tribune. Son argumentation est si forte, sa foi si brûlante, que Malouet ne peut y résister. Malouet n’a plus de doutes, plus de préventions ; le sage accepte l’alliance du monstre. Il l’accepte avec enthousiasme, louant ses projets, approuvant ses moyens, exaltant son courage. Il ajoute seulement avec sa franchise habituelle, qui ne convenait guère en ce moment : « Vous réparerez mieux que personne le mal que vous avez fait. » Mirabeau sent l’aiguillon, il bondit, et la colère lui inspire ce cri superbe, où la justification se tourne en invective : « Non, je n’ai pas fait le mal volontairement ; j’ai subi le joug des circonstances où je me suis trouvé malgré moi. Le grand mal qui a été fait est l’œuvre de tous, sauf les crimes, qui appartiennent à quelques-uns. Vous, modérés, qui ne l’avez pas été assez pour m’apprécier ; vous, ministres, qui n’avez pas fait un pas qui ne soit une faute, et vous, sotte assemblée, qui ne savez ce que vous dites ni ce que vous faites, voilà les auteurs du mal. Si vous voulez savoir ensuite ceux auxquels j’impute le plus de sottises, de fausses vues et de mauvaises actions, ce sont MM….[1]. » Il était deux heures du matin. Cette conversation mémorable se serait prolongée jusqu’au jour, si le grand orateur, épuisé de fatigue, n’eût senti sa voix lui échapper.

  1. Il est évident que Malouet, en ne citant pas les noms, a voulu manager les exaltés de la droite. Il écrivait ses mémoires au commencement de la restauration, à une époque où certains énergumènes disaient comme en 89 ce que leurs successeurs répètent aujourd’hui : Point de transaction, tout ou rien !