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maison » au prix de beaucoup d’années de travail et de peine et celle qui pousse l’oiseau à se construire un nid. Quelle place l’inconscient tient encore dans la formation et l’expression de nos sentimens ! La genèse du sens du beau lui-même doit être cherchée dans l’inconscient. C’est pour cela que les grands artistes, les grands créateurs agissent sous l’impulsion d’une force qui échappe à toute analyse : patiuntur Deum. La nature en effet est artiste en dehors de toute raison utilitaire. La même volonté qui produit le beau dans la nature en suggère la conception dans notre pensée. M. Darwin peut avoir d’excellentes raisons pour faire intervenir la sélection sexuelle, fondée sur une certaine esthétique animale, dans sa théorie de la formation des espèces ; mais là ne se borne pas, tant s’en faut, l’art inconscient qui se révèle dans les choses. En quoi la beauté de certaines chenilles par exemple peut-elle concourir à leur reproduction ? Nous devons signaler de même tout ce qu’il y a d’inconscient dans la formation des langues, dont l’organisme interne est, dès les premiers temps, d’une richesse philosophique à laquelle par la suite les développemens les plus savans n’ajoutent rien. La logique, bien avant d’être formulée en règles, est inconsciente dans l’esprit humain et n’en fonctionne pas moins. La pensée, la perception sensible, l’état mystique lui-même, qui provient sous toutes ses formes, aisément maladives, d’une intuition de la réalité supra-sensible, sont autant de domaines où la conscience n’établit sa résidence que grâce à d’innombrables conditions où elle n’a rien à voir. L’histoire vue de haut rend le même témoignage. Son miracle permanent, c’est que du conflit des égoïsmes, loi générale des individus, se dégage régulièrement le bien, ou du moins le progrès. Mais avec quelle parfaite inconscience les peuples et leurs conducteurs travaillent à ce qui sera la vie des générations futures ! Le vrai dessein de l’histoire diffère toujours du but que poursuivent ou rêvent des multitudes et les conquérans. Ceux-ci sont les jouets des plus tragiques duperies de l’inconscient. Les grands génies ne viennent pas au monde pour eux-mêmes ; ils naissent pour l’humanité, instrumens d’une volonté à laquelle il est bien indifférent qu’ils soient ou nom persécutés et malheureux. Jamais au temps voulu n’a manqué l’homme nécessaire, der rechten Zeit hat noch nie der redite Mann gefehlt. L’histoire, c’est l’écrasement successif des faibles exterminés ou absorbés par les forts. Les races inférieures disparaissent, et, par une singulière ironie, ce sont surtout les missions chrétiennes qui, en les attirant dans l’orbite d’une civilisation qu’elles ne peuvent supporter, contribueront le plus à leur disparition. On peut également prévoir que, grâce aux guerres et à la politique des rois, l’avenir est à la république, la monarchie absolue étant devenue