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l’homme, parce que l’excès de souffrance que comporte la vie animale est moindre que celui de la vie humaine. Qu’on pense seulement au bien-être dans lequel nous voyons vivre un bœuf ou un porc ; ne dirait-on pas qu’ils ont appris d’Aristote à rechercher l’insouciance au lieu de courir comme l’homme après le bonheur ? Combien la vie du cheval, déjà plus finement constitué, l’emporte en douleur sur celle du bœuf ou du proverbial poisson dans l’eau ! Plus enviable encore que la vie du poisson doit être celle de l’huître, et celle de la plante est supérieure à la vie de l’huître. Nous descendons enfin au-dessous de la conscience, et la souffrance individuelle disparaît avec elle. »

Nous avons tenu à traduire cet incroyable morceau pour qu’on voie bien que nous n’exagérons rien en parlant du quiétisme sombre qui représente le dernier mot de la philosophie de l’inconscient. La vie humaine sur la terre, soigneusement pesée dans sa balance, se résume pour elle dans le cri désespéré de l’Ecclésiaste : tout est vanité, tout est illusion, tout est néant.

Passons plus rapidement sur les deux autres périodes de l’illusion humaine. Le résumé que nous venons de donner de la première suffit pour qu’on en pressente la tendance et la conclusion. La seconde grande forme de l’espérance est spécialement la forme chrétienne. Son utilité consiste en ce qu’elle a inculqué aux générations croyantes le mépris du bonheur terrestre. Son erreur, c’est de reporter l’espérance dans une vie individuelle ultérieure, à laquelle l’auteur refuse de croire au nom de ses prémisses métaphysiques. Le retrait continu des croyances chrétiennes dissipe un peu plus tous les jours ces espérances, trompeuses comme toutes les autres ; mais l’homme, encore tenace dans son goût pour la vie, s’est épris de l’idée du progrès de l’espèce et s’est forgé un paradis terrestre dont jouiront un jour ses arrière-neveux. Dernière illusion ! L’humanité, tant qu’elle vivra, aura à compter avec la maladie, la vieillesse, la dépendance, toutes les causes de souffrance qui dérivent de sa constitution même. Le monde marche, en dépit ou plutôt en vertu de ses progrès en connaissance et en puissance, vers un avenir plus triste que son passé. Les classes ouvrières sont plus instruites, mieux payées, mieux logées, mieux nourries, et plus malheureuses qu’autrefois. L’immoralité peut devenir plus élégante, elle est toujours la même et porte toujours les mêmes fruits vénéneux. Les génies dans la science comme dans l’art deviendront plus rares, le nivellement s’établira sur ce domaine comme sur les autres, et la fatigue du savoir en dépassera toujours plus le plaisir. La terre est déjà dans l’après-midi de sa journée planétaire, elle marche mélancoliquement vers le crépuscule du soir. La vieille humanité n’aura pas d’héritiers ; elle renoncera enfin à la poursuite chimérique du