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croît une mousse épaisse et spongieuse, et çà et là de vigoureuses fougères y étalent leurs feuilles en éventail. Des hêtres énormes, des chênes trapus et des frênes élancés ont enfoncé leurs racines dans le renflement des monticules et répandent sur ce lieu mystérieux une paix et une ombre profondes. Qu’y a-t-il sous ces mousses silencieuses et dans cette pénombre sépulcrale ? Un ancien village gaulois, un camp romain ou des tumulus druidiques ?.. Dans le pays, la croyance populaire s’est attachée à l’idée d’un cimetière, et ce canton s’est de temps immémorial appelé le bois des Fosses.

C’est qu’en effet, si l’histoire ici est quasi muette pour ce qui intéresse l’ère chrétienne, en revanche le souvenir des invasions romaines s’est conservé singulièrement vivace. On raconte qu’au temps où les Romains envahissaient la Gaule, les gens du pays s’étaient retirés dans les bois et s’y étaient fortifiés. On trouve encore sur les crêtes des forêts de Montavoir et de Montgérand des murs circulaires désignés sous le nom de murgers et formés de pierres sèches superposées ; dans ces murgers envahis par la mousse, les bûcherons veulent voir l’enceinte des villages gaulois. Quand éclata le soulèvement dirigé par Vercingétorix, les Romains, dit-on, quittèrent Langres, traînant à leur suite six mille prisonniers helvètes et vinrent camper à Montaubert, près de la ferme d’Allofroy, au bord d’une combe profonde. Les vivres étaient rares dans ce pays sauvage, et les six mille prisonniers étaient autant de bouches inutiles ; on les parqua dans la combe et ils furent massacrés dans la nuit. — En ce moment même, et malgré les deux mille ans de distance, la pensée de cet épouvantable égorgement me fait froid jusqu’aux moelles. — Ce qu’il y a de pis, c’est que l’histoire est cette fois d’accord avec la légende. D’après les Commentaires (liv. VII), « Vercingétorix, ayant ramassé de grandes forces et sachant que César marchait vers le pays des Séquanes par la frontière du pays langrois, pour être plus à portée de secourir la province, forme trois camps à environ dix milles de l’armée romaine… César partage sa cavalerie en trois corps et les fait aller à l’ennemi. On se bat partout en même temps… Enfin les Germains (alliés des Romains) gagnent le sommet d’une colline qui est sur la droite, en chassent les ennemis, les poursuivent jusqu’à la rivière où Vercingétorix est en bataille avec son infanterie, et en tuent un grand nombre. Le reste prend la fuite… Ce n’est partout que carnage… Omnibus locis fit cœdes. »

La disposition des lieux répond exactement aux détails de la narration de César. Les bois d’Auberive se trouvaient aux confins du pays de Langres et du pays des Séquanes ; une voie romaine, partant de Langres, passait près de la ferme d’Allofroy, au pied des forêts