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ces pèlerinages aux lieux où on a vécu heureux. Je n’avais pas prévenu Tristan de mon arrivée, je voulais lui ménager la surprise de cette réunion longtemps projetée et toujours ajournée ; mais je ne savais trop où le prendre. Mon ami ressemble fort à l’alouette, qui ne fait pas deux fois son nid dans le même sillon. C’est le marcheur le plus infatigable et le bohème le plus vagabond que je connaisse. Il n’y a pas une auberge du canton où il ait établi son gîte pour plus d’un mois. Dès qu’il est rassasié d’un paysage, il boucle son sac et s’en va à la recherche d’un site plus curieux. S’il trouve en chemin une ferme isolée ou un campement de charbonniers qui soit en harmonie avec son humeur et ses rêves du moment, il s’y installe, bourre sa pipe et s’écrie : « Écrivons ici un chef-d’œuvre ! » — car Tristan est poète à ses heures. — Il n’y écrit pas de chef-d’œuvre, mais, au bout de quelques semaines, il sait par le menu l’histoire de ses hôtes et de leur famille, il a lié connaissance avec les oiseaux et les plantes du voisinage ; il se dit alors que l’heure de l’éclosion littéraire n’est pas encore sonnée, et il va chercher son aventure ailleurs.

On m’avait assuré la veille qu’il habitait pour le moment une maison de campagne située entre Aujeures et Vaillant, et qui est connue sous le nom un peu prétentieux de la villa. D’Auberive à Aujeures, il y a trois bonnes lieues de pays, mais le chemin, qui passe à travers de beaux bois, est facile à suivre. Dès le fin matin, je me suis mis en route. Le soleil s’était levé dans un ciel clair, et les chants aigus des sauterelles annonçaient une chaude journée. Tout le temps que je marchai sous bois, les choses allèrent bien ; mais à la lisière de la forêt, je vis onduler devant moi une plaine montueuse où le soleil tombait d’aplomb sur des champs moissonnés. Seuls, au milieu des sillons brûlés, trois tilleuls poudreux entouraient un calvaire de pierre grise où je lus que « Jean Jacquemot, bourgeois d’Aujeures, et Catherine sa femme, avaient élevé en 1780 cette croix comme témoignage de leur piété. » À une portée de fusil du calvaire, un grand bâtiment carré dressait dans la plaine sa toiture de pierres plates. Un paysan m’apprit que c’était la ferme Diderot. — Diderot ! Dans ce pays langrois, on rencontre le nom du fougueux philosophe partout, excepté au-dessus de la porte de la maison de Langres où il est né. Est-ce un mesquin sentiment d’animosité religieuse qui a empêché ses compatriotes d’acquitter ce devoir envers l’écrivain le plus original et le plus artiste du XVIIIe siècle, ou bien lui gardent-ils encore rancune de ce qu’il disait d’eux à Mlle Voland ? — « La tête d’un Langrois est sur ses épaules comme un coq d’église en haut d’un clocher ; elle n’est jamais fixe dans un point, et si elle revient à celui qu’elle a quitté, ce n’est pas pour