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Les deux amoureux s’étaient tourné le dos ; il y eut un moment de silence, et le Grand Justin fit mine de remonter vers les bois.

— Justin ! hasarda Brunille.

— Va quérir tes rubans rouges !

— Peut-on être aussi méchant et colère ? continua-t-elle d’une voix plus veloutée… Tu sais bien, grand jaloux, que je ne me fais belle que pour toi seul.

— Et les forestiers ? reprit l’autre en faisant un pas en arrière.

— Je me moque d’eux et n’aime que toi ! s’écria-t-elle en le tirant par sa blouse. — Elle le regardait droit dans les yeux, puis frottait sa joue contre l’épaule du jeune gars, avec toute sorte de câlineries embobelinantes. On n’est pas de bois, et Justin se laissait faire. Il y eut un nouveau silence, puis un bruit de baisers à travers la pluie.

— Si tu étais gentil, poursuivit Brunille, au lieu de bougonner, tu m’accompagnerais un bout du chemin.

— Et mon fourneau ? objecta-t-il mollement.

— Michelin le surveillera… D’ailleurs nous ne ferons que l’allée et la venue… Allons, viens ! fit-elle avec un joli mouvement de tête, si mignonnement engageant que le Grand Justin ne résista plus, et qu’ils s’éloignèrent bras dessus bras dessous.

— Le lâche ! murmura Tristan indigné… La voilà, l’ondine ! Partout la même, en haut comme en bas, au village comme à la ville…

J’en jure par la forêt, je mourrai dans la peau d’un célibataire.

— Ne jure pas, ami Tristan ! qui sait si les dames des eaux ne tireraient pas de toi quelque ironique vengeance en te faisant trébucher dans la plus ensorcelante de leurs sources ?..


16 septembre. — Les sabotiers sont installés au fond de la Grand’Combe, près d’une taille où un ruisseau chante clair comme une flûte. Toute la famille est là : le maître avec son fils et son gendre, les apprentis, la vieille ménagère et les marmots qui pataugent dans les cressonnières. Sous les aulnes s’élève la loge de planches où couche la maisonnée ; non loin, les deux mulets qui ont amené l’attirail du campement sont attachés à des pieux et tirent leur longe pour donner çà et là un coup de dent à l’herbe du fossé. L’automne dernier, la troupe était campée sur les hauts plateaux de Perrogney ; où ira-t-elle à l’automne prochain ? Qui le sait ? — Le maître lui-même l’ignore. Tout dépendra de la vente des bois et des chances de l’exploitation, car le sabotier est pareil aux oiseaux de passage, il parcourt successivement tous les cantons de la forêt, s’arrêtant là où une coupe va être exploitée et où il trouve à faire un bon marché. Il a bien, là-bas, dans quelque village voisin, une maison au vieux