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mêmes préjugés subsistent encore maintenant, les mêmes passions, et les trente années écoulées n’ont fait que les surexciter davantage. Enervée d’ailleurs par une trop longue abstention systématique, ce que les Espagnols eux-mêmes appellent le retraimiento, cette fraction manque d’hommes : pas un financier, pas un administrateur, pas un politique. Quant aux carlistes libéraux, peu nombreux, peu influens, carlistes pour ainsi dire en dépit d’eux-mêmes, antipathiques et suspects aux leurs, ils sont une cause de faiblesse plutôt qu’une force pour le parti. Un nouvel élément est venu ajouter aux complications. Dans les dernières années d’Isabelle II, les carlistes s’étaient ralliés à elle et avaient fait alliance avec une secte politique, les neo-catolicos, dont quelques membres avaient des antécédens plus que libéraux, mais qui récemment s’étaient convertis aux doctrines les plus extrêmes d’absolutisme et de dévotion. Comme tous les néophytes, ils faisaient preuve d’une ferveur incroyable. La reine, fatiguée des insurrections, ne pouvait manquer de les regarder avec une certaine faveur ; à sa chute cependant, tout ce contingent se rangea sous le drapeau carliste relevé, et, comme ils avaient mis la main aux affaires du temps où ils étaient libéraux, ils acquirent bientôt parmi les partisans de don Carlos une véritable influence : cette intrusion, en blessant les apostoliques, a eu surtout pour effet d’accroître les dissensions du parti et de les rendre de plus en plus profondes et incurables.

Tels sont les élémens divers avec lesquels don Carlos a entrepris la conquête de l’Espagne ; mais les Espagnols savent à quoi s’en tenir sur les bienfaits qu’amènerait pour eux, en dépit de toute charte et de toute promesse, le règne du roi absolu ; ils connaissent trop bien les principes qu’il représente, et l’on ne s’expliquerait pas sans cela comment une nation troublée, inquiète, désireuse d’ordre, monarchique par tradition et par tempérament, ne saisit pas l’occasion qui lui est offerte de mettre un terme à ses stériles agitations. Jusqu’ici le carlisme n’a pu se maintenir, fût-ce une semaine, non pas seulement dans une capitale de province, mais dans aucune ville de troisième ordre, et il en fut ainsi pendant toute la première guerre. Pour que le carlisme pût triompher, il faudrait l’abdication, ou, pour mieux dire, le suicide des partis libéraux et de la nation entière. Or ce péril semble aujourd’hui écarté : l’obéissance de quarante et une provinces aux ordres partis de Madrid, dans ce pays classique des pronunciamientos, est significative. D’ailleurs, alors même que le hasard ou la jalousie de ses adversaires entre eux élèverait don Carlos sur le trône, les mêmes causes qui rendent aujourd’hui son triomphe improbable rendraient la durée de son règne impossible. Comment concevoir en effet que le carlisme avec ses idées d’un autre temps, avec son inexpérience complète en administration,