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toujours dans un vague brouillard par-delà votre dénoûment. Tout le monde ne se souciant pas de remonter à la création, force est bien de pratiquer une trouée quelque part à travers les fils entrelacés des aventures humaines, amours, mariages, naissances, morts, craintes, espérances, succès et déceptions ; mais, en quelque point que vous la pratiquiez, il y a toujours, je le répète, en-deçà du commencement quelque chose d’essentiel à dire. Il est indispensable par exemple que le lecteur sache comment Morton avait depuis l’enfance adoré plutôt qu’aimé Patty Lumsden. À l’école, Patty était toujours première et Morton second ; une fois, par exception, Patty se trompa en épelant, Morton fit aussitôt une faute volontaire pour ne pas l’éclipser. Quand elle regagna ensuite la place d’honneur, il eut soin de marcher sur ses talons. On a dit que l’amour était le purificateur de notre jeunesse ; Morton en effet, malgré sa passion pour la chasse, les courses, le jeu et autres plaisirs en vogue, fut préservé de vices plus graves par son amour. Si ce culte eût été moins respectueux, Morton aurait vu depuis longtemps la fin de ses incertitudes, mais il était trop profondément pénétré de la suprême noblesse de Patty ; d’ailleurs il y avait un dragon gardien du trésor : Morton tremblait devant le capitaine Lumsden. Celui-ci, l’un des premiers colons, était aussi à beaucoup près le plus gros propriétaire. Il avait par des prêts habiles étendu sa domination à vingt milles à la ronde. Les juges eux-mêmes étaient ses débiteurs, et, dans les rares circonstances où l’on s’était permis de lui faire quelque opposition, le capitaine avait su frapper avec un tel dédain des moyens et des conséquences qu’il était devenu l’objet de la terreur générale. Deux ou trois familles furent forcées par les persécutions de cet homme vindicatif d’abandonner la colonie, de sorte que son nom s’associait à une sorte d’autorité royale.

Le père de Morton Goodwin n’était, lui, qu’un petit fermier. Comment le fils aurait-il pu faire des avances directes à une fille aussi fière que Patty ? Malgré tout, Morton s’obstinait à compter sur quelque événement improbable qui le placerait dans une situation moins désavantageuse. D’abord Lumsden n’avait nullement favorisé les rêves du jeune Goodwin ; il l’avait traité avec cette arrogance protectrice d’autant plus blessante qu’on n’y peut répondre franchement comme à une insulte ; mais depuis peu, ayant remarqué la force et l’indépendance croissante de ce caractère, l’ascendant qu’il exerçait sur les autres hommes de son âge, le capitaine avait compris la nécessité de se l’attacher en vue des élections qui devaient avoir lieu à l’automne. Non qu’il eût la moindre intention de lui donner sa fille, — il ne voulait que souffler le chaud et le froid pendant quelque temps et laisser à l’ardent jeune homme juste assez de confiance pour l’amener à servir ses intérêts. Morton, étonné d’abord du changement