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de sœur Anne-Eliza, et je l’ai défendue parce que j’aime à défendre les malheureux. Elle m’avait raconté son histoire, qui est fort touchante, elle m’avait affirmé que Bob Holston la persécutait indignement malgré ses refus d’être à lui. J’ai fait de justes observations à Bob, qui a raconté dans le pays que j’étais le fiancé d’Anne-Éliza, puisque je menaçais de châtier ceux qui lui faisaient la cour. Comment me serais-je cru compromis uniquement pour l’avoir protégée ?

— Protéger une femme, c’est la chose la plus imprudente que puisse faire un ministre de votre âge, cher frère. Vous ne pouvez protéger une femme sans lui nuire.

— Qui donc ose jaser ? demanda Morton avec une indignation croissante.

— Tout le monde, ma foi ! et sa tante, la sœur Sims, que j’ai interrogée, m’a dit, en fondant en larmes, que, s’il y avait eu quelque chose entre vous, l’engagement était rompu sans doute, car vous ne mettiez plus le pied chez elle.

— C’est vrai. Une mauvaise plaisanterie était parvenue jusqu’à moi, et je ne voulais plus y donner prise. Anne-Èliza est très attrayante certainement, mais je ne l’aime pas comme on doit aimer sa femme, comme j’en ai autrefois aimé une autre…

— Mon frère, interrompit sévèrement Magruder, vous êtes coupable sans intention, je l’admets volontiers ; mais c’est mal de briser un cœur confiant qui vient se livrer à une direction qu’il croit sainte. J’ajouterai que je ne connais personne qui soit faite plus que la sœur Meacham pour être une épouse de prédicateur. Si vous résistez à mes conseils, je me verrai forcé de dénoncer le cas à la prochaine conférence.

Cette menace, quelque terrible qu’elle fût, était des plus maladroites, elle eut pour effet de révolter Goodwin et de l’endurcir dans sa volonté de résistance ; mais, s’il était fort contre l’injustice, il était faible devant les reproches de son propre cœur. Comment aurait-il soupçonné la tante Sims de s’être entendue avec sa nièce pour le faire tomber dans un piège ? Elles étaient si pieuses toutes deux ! Le jeune ministre ignorait encore qu’il y a des gens pieux à leur manière chez lesquels l’intrigue et l’artifice fleurissent si naturellement qu’ils ne s’en aperçoivent point eux-mêmes. La voix persuasive d’Anne-Éliza ne s’éleva pas au service du soir pour attirer les pécheurs vers le banc du repentir, et cette absence fut remarquée. La belle dévote était populaire dans la congrégation. Tout le monde l’aimait, tout le monde la plaignit, et Morton vit plus d’un visage bienveillant naguère se détourner de lui avec froideur.

Le lendemain, on célébrait en grande pompe la fête d’amour. Dès le matin, les routes étaient couvertes de monde, presque tous les chevaux « portaient double. » On fit circuler dans l’assemblée