Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/834

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Vous êtes marié, Morton, à ce qu’on m’a dit…

— Pas encore, répliqua-t-il avec amertume ; mais Patty était trop émue de son côté pour s’apercevoir de son émotion.

— Puissiez-vous être heureux !

— Ne prononcez jamais ce mot-là, s’écria Morton, si vous saviez ce que je souffre, ce que je souffrirai toujours ! Pourquoi ne m’avez-vous pas laissé égorger par les brigands ?.. Ma vie ne vaut pas qu’on la sauve. Adieu, adieu, Patty ! — Et touchant sa jument de l’éperon, il s’enfuit, craignant d’en dire trop.

Patty le suivit des yeux avec un singulier sourire… Elle avait beau être méthodiste, elle était femme après tout.


XII. — LES DEUX FRÈRES.

Tandis que Morton menait cette vie d’énergiques combats, Kike Lumsden arrivait lentement à la fin de ses souffrances. — Après moi, se disait-il. Dieu saura bien en trouver d’autres qui feront sans doute plus de bien que je n’ai eu la force d’en faire. — Pour les premiers méthodistes, l’homme n’était rien, l’œuvre était tout. Quand il rendit visite à sa mère cette année-là, il resta alité une partie du temps, et Mme Lumsden fut forcée de reconnaître avec tout le monde qu’elle le voyait pour la dernière fois. Kike savait cela mieux que personne ; il voulut régler ses intérêts comme un homme qui se prépare à une longue absence ; de lui-même, il aborda le sujet auquel sa mère et Brady craignaient de toucher, et bénit lui-même leur union en vertu d’une dispense ; ce mariage devait être le dernier acte de sa vie de prêtre. Obligé de traverser le circuit de Jenkinsville pour regagner le sien, il alla serrer la main du meilleur ami qu’il eût au monde.

— Pauvre Kike, dit Morton en le revoyant, que ne puis-je te prêter mon corps !

— Pour me tenir plus longtemps éloigné du repos ? répondit Kike en souriant.

Il ne put empêcher ce vieux et fidèle camarade de se faire remplacer par un collègue afin de pouvoir l’accompagner jusqu’à son nouveau circuit ; Morton avait peur qu’il ne mourût en route, et en effet, après avoir reçu dès le début du voyage une grosse averse qui le trempa jusqu’aux os, Kike fut pris d’un accès de fièvre épouvantable. Sans doute l’art médical était impuissant désormais à le guérir ou même à le soulager, cependant Goodwin résolut de se détourner de quelques milles du chemin direct pour consulter le docteur Morgan. C’était réaliser le dernier désir humain du pauvre garçon, qui, trop affaibli désormais pour concevoir des scrupules, se laissa ramener une fois de plus à cette porte hospitalière. Le docteur