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yeux de dona Francisca, qui dansait si bien le fandango. À la quatrième visite qu’il avait faite à cette artiste, elle lui avait dit qu’elle l’aimait et n’aimerait jamais que lui. Renonçant dès lors à la royauté, il s’était décidé à entrer dans la diplomatie au service du roi catholique ; de puissantes protections lui assuraient le succès. Par malheur, dona Francisca avait eu un premier amant, don Manuel, qui était grand d’Espagne, et qui, l’ayant quittée parce qu’elle ne l’aimait pas, s’était retiré à Tolède, où il possédait un palais ; à son retour à Madrid, ce gentilhomme apprit qu’il avait un rival heureux, et par dépit enleva l’infidèle. À cette nouvelle, Gorani resta d’abord foudroyé, et ne sut que faire pendant deux jours ; on lui dit alors que don Manuel était allé à Carthagène, il partit aussitôt pour le rejoindre, et lui reprendre dona Francisca. Chemin faisant, dans un bon voiturin conduit par un homme sûr, il regardait le paysage et les paysans, écoutait les anecdotes et les inscrivait sur son carnet ; il apprit, entre autres choses, qu’on allait canoniser un saint homme du pays, un moine hiéronymite, « non qu’il eût fait du bien à ses semblables, mais parce qu’il avait passé trente ans dans sa cellule sans se peigner ni se raser, ni parler, ni sourire, mais se rendant toujours exactement au réfectoire et au chœur. » En s’instruisant ainsi, notre voyageur finit par arriver à Carthagène, où il ne trouva ni dona Francisca ni don Manuel : cet homme s’était donc moqué de lui, cette fille aussi peut-être. Gorani fut sans doute furieux, mais il guérit aussitôt de sa passion : cependant il n’osa plus retourner à Madrid. Il craignait le ridicule, et pensa, non sans raison, qu’après cette équipée on ferait difficilement de lui un ambassadeur. D’ailleurs il avait peur du saint-office, et il nous le dit dans une phrase où il se moque un peu de lui-même : « je m’étais trouvé si bien à Madrid jusqu’à l’enlèvement de ma maîtresse que l’inquisition même ne m’avait fait aucune impression ; mais, aussitôt que j’eus quitté Madrid, cette inquisition se présenta à mon esprit comme la chose la plus insupportable, tant il est vrai que tout change au gré de nos passions. »

Ayant donc renoncé à Francisca, Gorani revint à l’idée de se construire un trône, et à cet effet il accepta l’offre d’un commissaire anglais, qui l’emmena avec lui dans les états barbaresques. Ce fut encore une excursion intéressante, mais improductive ; le dey d’Alger ouvrit une oreille aux projets du prétendant, mais lui fit des conditions très dures ; les autres ne voulurent même pas l’écouter. Gorani ne rapporta donc de Barbarie que des impressions de voyage et il s’embarqua pour Cadix, où il dut faire quarantaine. Rien de plus agréable qu’une quarantaine dans un port de mer quand on a des livres et des amis qui viennent en bateau vous tenir compagnie à distance ; Gorani trouva dans un gentilhomme qui était prêtre et