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frais de l’hôtelier génois. Il arriva chez le comte d’Oeiras au moment où ce ministre sortait de table avec sa famille et traversait un corridor d’où il vit descendre de voiture l’élégant officier italien. Son excellence avait pour premier valet de chambre un Français qui, voyant la bonne mine et le galant équipage de Gorani, l’introduisit aussitôt chez ses maîtres ; ce fut ainsi que, sans demander d’audience et six jours après son escapade nocturne, le nouveau-venu, qui avait risqué d’être assassiné par des voleurs ou fusillé par une patrouille, se trouva en face de l’homme qui était le véritable roi de Portugal. Il se présenta bien et tendit au comte et à la comtesse, « avec un air d’aisance et de respect, » les deux lettres qui le recommandaient auprès de leurs excellences. Il savait que « la pantomime, portée à un certain degré de perfection, produit toujours un grand effet sur la canaille et sur les hommes les plus distingués. » Il soigna donc sa pantomime et aborda le ministre en faisant de tout son corps un grand point d’admiration et d’exclamation ; il y sut ajouter un compliment emphatique, et, comme il était parent éloigné de la comtesse, il fut traité dès lors non-seulement comme un fidalgo, c’est-à-dire comme « le fils de quelqu’un, » mais encore comme un fidalgo de la famille. Quelques jours après, il reçut un brevet de capitaine de grenadiers, avec une solde de 32,000 reis par mois ; malheureusement pour lui, le reis ne valait que six dixièmes de centime. Il obtint plus tard le grade d’adjudant-général, mais il ne servit pas à l’armée ; il appartenait au ministre, dont il faisait la partie, car le comte d’Oeiras était joueur et même assez mauvais joueur. Ceux qui lui demandaient des audiences, retenus longtemps dans l’antichambre, le croyaient souvent absorbé par les affaires du pays, tandis que le profond homme d’état n’était occupé que de sa partie de cartes. Outre le jeu, Gorani avait quelques menus devoirs à remplir ; il fut chargé par exemple, le 10 janvier 1766, d’aller assister à une revue et de rapporter au ministre ce qui devait s’y passer. Il vit défiler le régiment royal étranger, commandé par un Français, le colonel de Graveron, homme de valeur qui connaissait la théorie, la tactique et tous les détails de la discipline militaire ; le régiment se tenait à merveille et le colonel espérait de l’avancement. Cependant le général qui dirigeait les manœuvres commanda un mouvement grâce auquel le régiment royal étranger se trouva enveloppé par les troupes portugaises, fort supérieures en nombre, puis il cria de toute sa voix : Armes, pieds. Quand on eut exécuté cet ordre, il lut un décret du roi qui mettait le régiment étranger en état d’arrestation, et sommait le colonel et les autres officiers de rendre leurs épées. Graveron fut mis en jugement, et la première commission qui eut à examiner son affaire le déclara innocent. Le ministre fit casser l’arrêt, et nomma une autre commission qui condamna