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qu’il eut la faiblesse de jeter dans le Rhône et dans l’Arve ; un des volumes repêchés est tombé sous nos yeux et nous a fait estimer l’auteur. Il y a de la logique et du bon sens dans ces feuilles écrites de bonne encre, il y a aussi de la foi et du cœur ; on y sent le grand souffle qui culbuta les Prussiens à Valmy. Gorani a beau dire, il eut aussi son année d’enthousiasme, et ce fut la meilleure de sa vie.

En ce temps-là, l’heureux publiciste fut sur le point de devenir représentant du peuple à la convention ; mais les ministres, qui désiraient le garder et l’employer comme agent secret, lui firent signer une déclaration par laquelle il refusait la candidature. Ce fut pour lui un gros chagrin et cependant un grand bonheur qui le sauva de l’échafaud, où il aurait suivi les girondins, ses compagnons d’armes. La révolution a fait moins de victimes parmi ceux qui l’ont combattue que parmi ceux qui l’ont servie ; c’est Gorani qui a dit ce mot souvent répété. Il eut donc encore des missions en Angleterre, où il aurait pleinement réussi sans les massacres des prisons ; mais ces horreurs retournèrent brusquement contre nous l’opinion britannique. L’agent de nos ministres obtint seulement qu’on ne nous fit pas la guerre, ce qui était déjà quelque chose, et il eut le même succès à Amsterdam. Dans cette ville, il fut d’un grand repas où se trouvaient trente-deux convives de différens pays, tous hostiles à la révolution ; on ne se gêna pas pour lui, car on ignorait ce qu’il était venu faire en Hollande. Tout ce beau monde annonçait l’arrivée prochaine du roi de Prusse à Paris, où ce monarque aurait la gloire d’arranger les affaires de la France. Un lord, qui suivait sur son assiette la marche des Prussiens, offrait de parier 6,000 guinées qu’à la fin du mois au plus tard Frédéric-Guillaume serait au Louvre, et dicterait ses lois à la grande nation. D’autres offraient d’ajouter à la mise de l’Anglais une somme égale. C’était le 25 septembre 1792, cinq jours après Valmy. Si Gorani avait tenu le pari, il eût pu gagner 12,000 guinées. Il n’en fit rien cependant : ce fut une des bonnes actions de sa vie ; il avait dans sa poche la preuve positive que, loin de marcher sur Paris, le roi de Prusse avait déjà rebroussé chemin.

Dans cette période de sa vie, Gorani se conduisit bien ; il osa défendre Francfort, où il avait failli être pris par les Prussiens, contre les injustices et les calomnies de Custine ; il osa plaider pour Genève contre les rancunes de Clavière, qui aurait voulu dès 1793 annexer à la France la petite république où il était né. Sur ce point, les mémoires que nous avons sous les yeux donnent des détails intéressans ; mais ce n’est pas ici le lieu d’y insister. Cependant le nouveau citoyen français se détachait de plus en plus de la révolution, dont il voyait de trop près les violences. La guillotine surtout lui fit horreur ; il l’aperçut pour la première fois sur la place