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et chacun donna son avis sur les mesures à prendre. Tous ceux qui avaient opiné avant Gorani avaient demandé que les coupables fussent traduits devant la convention, « qui venait d’échapper au danger d’être massacrée aux trois quarts, » afin qu’ils fussent mis hors la loi, jugés selon toutes les formalités prescrites et exécutés le jour même, si faire se pouvait. C’était déjà violent, mais Gorani taxa les girondins de mansuétude et de faiblesse. Il dit en substance : «La patrie est perdue, si vous attendez son salut de la loi. Où sont nos lois ? Nous n’avons plus de constitution depuis le 10 août. Nos ennemis agissent, révolutionnairement : ils ont pour eux les tribunes, ils ont la convention, frappée de terreur. Agissons révolutionnairement comme eux. Pas d’égard pour l’inviolabilité des députés coupables ! Qu’on aille sur-le-champ, en force, attaquer les hommes encore assemblés dans la rue Dauphine, qu’on mette chacun d’eux dans un sac et qu’on le jette dans la Seine après l’avoir bien saigné. Qu’on en fasse autant à leurs complices, et sur-le-champ, car à l’heure où nous sommes chaque minute vaut un siècle pour le pays, menacé d’extermination. Que cela soit fait aujourd’hui même, après quoi, d’ici à peu de jours, proposons une constitution nouvelle et replaçons sur le trône, avec un conseil de régence, l’héritier légitime de tant de rois. » Là-dessus Gorani, qui avait eu le temps de prendre ses papiers, tira de sa poche un plan de constitution : il en avait fait une douzaine ; mais les girondins, toujours modérés, trouvèrent que l’avis du préopinant était « contre les bons principes. » Ils préférèrent « leurs remèdes anodins. » Ce ne fut qu’à la veille d’être guillotiné que Brissot donna raison à Gorani, et déclara que, si on l’avait écouté, la France était sauvée… À la fin de la séance, Clavière parut incliner à l’idée féroce de l’Italien ; mais « cet homme, auquel on ne pouvait contester une grande pénétration, manquait de courage… Quoi qu’il en soit, la chose manqua,… » et l’on se mit à table. Clavière offrit aux girondins un déjeuner splendide, « et, comme les Français sont toujours Français, tous ces convives, à peine échappés à la plus horrible boucherie, mangeaient, buvaient, comme si tous les dangers étaient disparus.»

À dater de ce moment, Gorani se sentit malheureux en France comme il l’avait été en Portugal, et ne songea plus qu’à la fuite. Cependant il n’était point facile de s’évader : Robespierre avait fait promulguer une loi prohibant la sortie de France à tous les fonctionnaires : on comprenait sous cette dénomination tous ceux qui, n’importe à quel titre, avaient servi l’état. Il n’y avait pour Gorani qu’un moyen de se mettre à l’abri, car il craignait non sans raison pour sa tête : c’était de se faire donner une mission du gouvernement. Il l’obtint enfin, à sa grande joie, partit le 27 avril en toute hâte, et courut les grandes routes au galop, sans s’arrêter à aucune auberge,