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Toiras), la raison de ce pronostic ne laisse pas de surprendre. Nous voilà loin du type exubérant et vantard immortalisé par d’Aubigné dans cette œuvre digne de Molière, le Baron de Fœneste, où, sur la foi d’une tradition absurde, tant de gens croient trouver le portrait de d’Épernon. Le modèle qui a posé devant le satirique, ne le cherchez pas même parmi les familiers du grand seigneur, dans ceux qui lui formaient une cour, gentilshommes de fort bon lieu et distingués d’esprit pour la plupart, tels que d’Elbène, Saint-Géry de Magnas, Du Plessis-Baussonière, trois hommes d’un mérite tout à fait rare, La Hillière, Méran, Maillé, d’Ambleville et tant d’autres. Pour peu qu’on soit familiarisé avec la maison, le doute n’est pas possible : Fœneste n’est autre qu’un des séides de bas étage parmi lesquels d’Épernon recrutait ses donneurs d’étrivières, les Simons, comme on les avait baptisés. Les Simons ne bâtonnaient pas seulement, pour compte de monseigneur, Bautru ou tout autre mauvais plaisant soupçonné du crime d’irrévérence ; ils s’élevaient au besoin à la dignité de bravi. Or d’Aubigné, ses mémoires nous le disent, crut longtemps à tort ou à raison sa vie menacée par la rancune de d’Épernon. Voilà qui explique comment il a fait à de tels misérables l’honneur de leur consacrer son chef-d’œuvre, qui n’épargne pas à leur maître, on peut le croire, sa bonne part de sarcasme et de persiflage.

Il faut en prendre son parti, d’Épernon n’a rien en lui du Roquelaure. Le moraliste s’y résignera sans peine et n’étudiera peut-être qu’avec plus d’intérêt cette variété moins connue du type local, le Gascon méditatif, concentré, d’où l’orgueil a chassé l’enjouement, de qui la verve est réduite au silence, mais où le foyer reste ardent, où la passion s’isole sans se refroidir, lave toujours prête à éclater en jets terribles. L’exemple n’est pas unique. Rassemblez dans Saint-Simon les traits épars (il y revient à trois ou quatre reprises) où il retrace de son incomparable pinceau cette figure de Lauzun, la plus originale sans doute de la cour de Louis XIV ; vous aurez avec des variantes, un moindre relief, mais de frappantes analogies jusque dans les singularités des deux personnages, un second exemplaire du même type : même orgueil intraitable (chez tous deux c’est l’essence même de l’homme, la passion maîtresse), même ambition presque égale à l’orgueil, même audace, même impétuosité habituellement recouverte de flegme, même hauteur, même humeur farouche et secrètement dévorée, même goût pour les niches cruelles à l’endroit de leurs ennemis, même causticité, même tour d’esprit fruste et délicat tout ensemble, d’un si parfait agrément pour qui n’en était pas la victime. Ici d’ailleurs la loi du milieu natal et l’influence du terroir n’ont que faire, s’il est vrai, comme il y a lieu de le conjecturer, que le sang même de d’Épernon coule