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dans les veines de celui qui fut l’idole et le fléau de la petite-fille d’Henri IV. Descendant ou non de d’Épernon, Lauzun procède irrécusablement de lui ; il est sa vivante image. D’Épernon garde la supériorité du modèle. Une bien autre ampleur, plus de sens, moins de caprice, d’éminentes facultés d’action, une entente peu commune de l’art de gouverner les hommes, sans parler de la différence des rôles, achèvent de le placer fort au-dessus de son fantasque héritier.

Au demeurant, la nature morale de d’Épernon donne presque raison à La Rochefoucauld : elle a ses vertus ; mais qui ne voit au travers les déguisemens de l’orgueil ? L’orgueil ne l’a pas seulement préservé de la bassesse ; il lui a commandé la dignité de sa vie, la véracité, la fidélité à sa parole, le respect de son nom, le soin jaloux de son honneur. A quelle autre source aurait-il puisé cette héroïque constance dans les revers qui prête à ses dernières années une sorte de majesté et comme un reflet de noblesse morale ? Son histoire, sans être un tissu d’actions généreuses, comme l’affirme une des plus insoutenables contre-vérités de Voltaire[1], présente en effet des traits de générosité ; il a manifestement sacrifié en quelques circonstances ses intérêts à sa gloire, et s’est même élevé parfois jusqu’aux inspirations du dévoûment. J’ai peur qu’en y regardant de près on ne trouve encore l’orgueil comme mobile de ces trop rares inconséquences dans une vie qui n’est au contraire que le triomphe de l’égoïsme. Conscience, sentiment du devoir, me semblent, en ce qui le concerne, des mots vides de sens.

Tant il y a qu’il résume avec une autorité sans pareille le type moins banal et d’autant plus curieux du Gascon misanthrope. L’esprit abdique rarement chez cette race. Peut-être gagne-t-il plus qu’il ne perd à l’aventure de ce sérieux insolite. Moins morose, d’Épernon serait-il aussi piquant ? A fréquenter Desportes, qui eut charge, comme on sait, de le polir et de le désengasconner, il n’a rien pris du bel esprit précieux, et le boute-hors a gardé toute la franchise du terroir. On peut goûter à l’égal des joyeusetés rabelaisiennes les saillies amères de cet humoriste. Tel de ses sarcasmes a mérité d’être attribué aux maîtres par excellence de l’ironie. A qui n’a-t-on pas fait honneur de sa boutade sur l’escalier du Louvre, si pleine de philosophie et même de souriante et narquoise bonne grâce ? Voltaire a égayé le public aux dépens de Louis Racine, — le coquin avait célébré en assez bons vers la religion, — en le qualifiant de petit fils d’un grand homme ; sait-on, savait-il lui-même qu’il ne faisait que répéter d’Épernon feignant un lapsus de mémoire et brouillant à dessein la chronologie pour avoir la satisfaction de

  1. Dissertation sur la mort d’Henri IV.