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d’Épernon arguait des pouvoirs à lui conférés jadis par Henri III, et qu’il n’avait que délégués à Bernard. Qu’il abusât déloyalement des circonstances et fît valoir sans droit un titre périmé, peu importe. Dès l’instant que cette hautaine revendication avait été tolérée par Henri IV, il l’avait par cela même sanctionnée ; il était à la fois impolitique et indigne de la majesté royale de jouer le jeu double auquel il s’abaissa en excitant d’une part d’Épernon à ne pas ménager les ligueurs provençaux, et de l’autre en encourageant sous main la résistance de ceux-ci à un tyran désavoué, disait-on, par le roi, et qui n’agissait que pour son propre compte. Ces bruits semés sans relâche par des émissaires secrets, confirmés à haute voix par d’Ornano et Lesdiguières, qui avaient notoirement la confiance d’Henri IV, eurent pour premier résultat de raviver l’audace de la ligue et de pousser le gouverneur à des violences qui le rendirent promptement odieux, finalement de faire taire toutes les dissensions intestines entre Provençaux pour les réunir tous dans une guerre à mort contre lui. Le but du roi par ces pratiques n’était autre évidemment que de rebuter d’Épernon et de l’amener à résigner ses pouvoirs. C’était mal connaître l’homme. Il se raidit avec une invincible opiniâtreté à les conserver, et ce fut dès lors entre lui et le souverain comme une gageure à qui lasserait la patience de l’autre. L’irritation couvait sourdement des deux parts ; Henri IV la fît éclater avec fureur chez d’Épernon, par l’intervention de l’artificieux Lafin, qui, préludant à ses perfidies avec Biron, joua le gouverneur dans une convention qu’il négocia au nom du roi entre lui et les habitans d’Aix. Ulcéré par cette trahison qui le désarmait pour ainsi dire, d’autant plus incapable de ployer devant son maître qu’il se voyait sa dupe, c’est alors qu’il traita avec l’étranger contre le Béarnais. — Accompli dans de telles conditions, l’acte peut étonner de la part d’un esprit aussi judicieux ; mais d’Épernon, — d’autres épisodes de son histoire sont là pour le prouver, — faisait sciemment litière de sa raison quand son orgueil était blessé au vif. Jamais il n’a hésité entre ses intérêts et ce qu’il appelait son honneur. Le traité qu’il signa avec l’Espagne et la Savoie, crime national, honteux démenti de ses fiers défis à la ligue depuis quinze ans, fut très certainement justifié à ses propres yeux par cette aberration singulière qui lui faisait prendre son orgueil pour son honneur, et considérer la lutte à outrance comme l’impérieux devoir de quiconque a souci de sa dignité. Plus il y sacrifiait ouvertement ses intérêts, plus sans doute il avait la conscience en repos. J’avouerai sans détour qu’étant donnée la nature morale du personnage, et eu égard surtout aux procédés cauteleux d’Henri IV, je ne mets pas l’infidélité de d’Épernon, dans cette occasion, au nombre des taches les plus flétrissantes de sa vie. L’ingratitude dont