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même que la rhétorique a fait de cette expression en montre la puissance sur le cœur humain. Ainsi liée à la famille ou à la patrie, la religion semble un héritage et comme un dépôt des ancêtres. Nulle part ce sentiment n’a été plus vivace qu’en Russie, où il s’unit souvent à un respect superstitieux de l’antiquité. Beaucoup de sectaires, quand on les interroge sur leur foi, n’en donnent point d’autre raison. Dernièrement encore, aux exhortations d’un juge de notre connaissance, des paysans, poursuivis pour des pratiques religieuses clandestines, répondaient : « Ce sont les rites de nos pères ; qu’on nous transporte où l’on voudra, mais qu’on nous laisse libres de suivre le culte de nos pères. » On raconte que, lors de sa visite à leur cimetière de Rogojski, le défunt tsarévitch reçut des vieux-croyans de Moscou une semblable réponse[1].

La réforme de Nikone était une révolution dans les pratiques élémentaires de la dévotion, le fils était obligé de désapprendre le signe de croix enseigné par sa mère. En tout pays, un tel changement eût jeté un grand trouble, en aucun la perturbation ne pouvait être plus grave qu’en Russie, où la prière, accompagnée d’inclinaisons de corps et de signes de croix répétés, a une sorte de rite matériel, d’ordonnance extérieure plutôt comparable aux habitudes des nations musulmanes qu’à celles des autres nations chrétiennes. Le peuple repoussait le nouveau signe de croix et toute la nouvelle liturgie. Il se souciait peu que les rites imposés par Nikone fussent plus antiques que les siens ; pour l’ignorant moscovite, il n’y avait d’autre antiquité que celle de ses pères et grands-pères. Son attachement aux formes extérieures de l’orthodoxie était d’autant plus vif qu’il gardait le souvenir des récentes tentatives des papes et des jésuites pour s’implanter en Russie. En laissant toucher à ses cérémonies traditionnelles, il pouvait craindre de se laisser romaniser, et, comme les grecs-unis de Pologne, d’être à son insu incorporé à l’empire spirituel des papes. C’était par une aveugle fidélité à l’orthodoxie que le vieux-croyant se soulevait contre la hiérarchie orthodoxe. Dans leur crainte de toute corruption de l’église, le peuple et le clergé étaient en méfiance contre tous les étrangers » même contre leurs frères dans la foi, que les tsars ou les patriarches appelaient de Byzance ou de Kief. Seul de tous les peuples orthodoxes demeuré indépendant de l’infidèle ou du catholique, le Russe se regardait comme le peuple de Dieu, élu pour conserver sa foi. Avec la présomption et l’entêtement de l’ignorance, ce pays, longtemps détaché de l’Europe, repoussait tout ce qui lui en venait. Dans leur haine contre l’Occident, ses églises et sa civilisation,

  1. « Pourquoi rejetez-vous notre église ? leur avait demandé le prince. — Parce que ainsi nous ont enseigné nos pères et nos aïeux. » F. V. Livanof, Raskolniki i Ostrojniki, t. Ier, p. XXVIII.