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n’avait pas franchi cet âge de la civilisation où tout grand mouvement populaire prend une forme religieuse. La résistance nationale donna au raskol le prestige de la nationalité, et le raskol lui communiqua la force de la religion. En en mettant le siège dans la conscience, le schisme donna aux répugnances populaires une vigueur et une durée dont deux siècles n’ont encore pu entièrement triompher.

Ce n’était point seulement contre les innovations et les emprunts étrangers de Pierre le Grand, c’était contre le principe même de ses réformes, contre l’idée de l’état, contre les procédés de l’état moderne que s’insurgeait le raskol. Pour le Moscovite, comme aujourd’hui pour l’Orient musulman, comme pour tous les peuples d’une civilisation primitive, l’imitation des modes de gouvernement de l’Europe se faisait surtout sentir par des charges, par des vexations. A cet égard, le raskol fut la résistance d’une société encore à demi patriarcale aux formes régulières et savantes, aux formes importunes et impersonnelles des états européens. Il répugne instinctivement à la centralisation et à la bureaucratie, à l’empiétement de l’état sur la vie privée, la famille et la commune, il cherche à se dégager de cette inflexible machine administrative, qui dans ses rouages de fer emprisonne toutes les existences. Comme le Cosaque dont la sauvage liberté se réfugiait dans la steppe, le vieux-croyant ne se voulait pas soumettre à ce mécanisme compliqué : il repoussait les recensemens, les passeports et le papier timbré, il repoussait les nouveaux modes d’impôt ou de service militaire ; encore aujourd’hui il est des raskolniks en rébellion systématique contre les procédés élémentaires de l’état. A leur antipathie les dissidens ont comme d’habitude trouvé des motifs religieux. Ils ont ainsi des argumens théologiques contre le recensement, l’enregistrement des naissances et des décès. Aux yeux d’un strict vieux-croyant, Dieu seul a droit de tenir registre des hommes, témoin la Bible et la punition imposée à David. Parfois des dénominations administratives accroissaient les scrupules de ces hommes simples, toujours enclins à prêter aux mots et aux noms une haute valeur. De là en partie par exemple la répugnance populaire pour la capitation, pour l’impôt des âmes, podouchenoï oklad : en se révoltant contre de telles désignations, ce peuple de serfs, dont le corps était enchaîné à la glèbe, revendiquait à sa manière la propriété de son âme[1].

Dans la lutte contre la tutelle et l’ingérence de l’état, certaines sectes en sont venues à se refuser à toutes les obligations imposées

  1. L’opposition de certains raskolniks à cette taxe récemment réformée était d’autant plus vive que dans les intervalles d’une révision à l’autre on payait pour les âmes mortes : c’est le sujet du roman de Gogol. Cet impôt, nominalement appliqué aux morts, paraissait à ces cœurs pieux une sacrilège profanation.