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fonctions. À ce point de vue, le raskol fut une forme inconsciente de l’opposition au servage de la glèbe et à l’autocratie bureaucratique. De là vient que les vieux-croyans sont en plus grand nombre chez les élémens les plus récalcitrans de la Russie, au nord parmi les paysans libres, les anciens colons de Novgorod, au sud parmi les libres Cosaques de la steppe. La résistance religieuse et la résistance civile se sont jointes et soutenues l’une l’autre. Cette union fit la force des grands mouvemens populaires du XVIIe et du XVIIIe siècle, des insurrections des streltsy à la révolte de Pougatchef, qui par ses causes comme par ses excès rappela singulièrement les pastoureaux et les anabaptistes de l’Occident au temps où le servage régnait aussi en Europe. Dans la grande jacquerie russe et dans toutes les séditions qui promettaient au peuple l’émancipation, les vieux-croyans partagèrent le premier rôle avec les Cosaques, dont le plus grand nombre étaient leurs coreligionnaires. Entre ces deux formes de la résistance nationale, il y a une naturelle parenté : toutes deux personnifient également le génie et les préjugés du vieux Russe ; toutes deux furent avant tout une protestation, si bien que l’on pourrait dire que le vieux-croyant n’est qu’un Cosaque religieux qui transporte dans la sphère spirituelle les instincts des cavaliers du Don. Non moins que le Cosaque, le vieux-croyant a du reste dû plier devant la civilisation, et, en se séparant les unes des autres, les différentes branches du raskol ont, en politique comme en religion, abouti à des conclusions souvent fort diverses.


III

Rien n’est plus logique que les religions, rien n’est plus conséquent dans ses déductions que l’esprit théologique. Dans les espaces éthérés et dans l’obscurité des mystères où elle se meut, aucun obstacle n’entrave le vol de la pensée religieuse, les faits matériels sont impuissans à l’arrêter, et rien ne la force à se détourner de son chemin. Chez le raskol, à la logique naturelle de l’esprit théologique s’ajoute la logique innée de l’esprit russe. C’est en effet un des traits du caractère grand-russien que le goût des conclusions rigoureuses, des solutions conséquentes : le Russe aime à tirer d’un principe tout ce qu’il contient ; il ne craint pas d’aller jusqu’au bout de ses idées, au terme extrême de ses raisonnemens. Là est une des causes de l’esprit de secte, de la multiplicité et de la spontanéité des doctrines singulières qui s’agitent dans ce peuple. Si ce penchant logique le conduit souvent à la bizarrerie ou à l’absurdité, il donne à la marche du schisme, jusque dans ses déviations, une curieuse régularité, et, dans sa diversité même, une